“Nous voulions une place à la table, alors nous avons créé la nôtre”

Khalil Chait. J’y suis allé l’esprit ouvert, en nourrissant l’espoir de tisser de nouveaux liens, de faire des rencontres, et de croiser la route de gens dont je pouvais partager les points de vue.

Le programme a duré deux semaines. C’était très intense, avec des activités tous les jours. Nous avons visité des prisons, notamment l’ancienne prison de Robben Island, où fut emprisonné Nelson Mandela. De là-bas, j’ai appelé un ancien codétenu aux Pays-Bas. Il est condamné à perpétuité : je voulais partager cette expérience avec lui, parce que je savais qu’il n’aurait sans doute jamais l’occasion de venir lui-même. C’est un moment unique que nous avons pu créer.

Chacun a pu parler à tout le monde de son pays d’origine. Un camarade d’Afrique du Sud nous a raconté qu’il avait obtenu un diplôme en droit et proposait depuis des formations juridiques aux responsables locaux et aux anciens détenus. Il nous a expliqué que le droit sud-africain était, en l’état, plutôt équitable, mais que son application était une autre paire de manches. Avoir et faire valoir ses droits sont deux choses différentes. Ce qu’il voulait, c’était enseigner aux autres comment s’assurer du respect de leurs droits.

J’ai apprécié la possibilité qui était offerte de comparer notre façon d’agir aux Pays-Bas avec ce qui se fait en Afrique du Sud. Il y a des ressemblances, il y a des divergences. Chaque pays règle ses problèmes à sa façon, la plupart du temps en lien avec les moyens financiers dont il dispose. En Afrique du Sud, par exemple, les programmes de réinsertion ne viennent pas de l’État lui-même mais plutôt d’ONG financées par le gouvernement. Aux Pays-Bas, on dépense des mille et des cent en programmes et structures de réinsertion. Mais dans les deux cas, combien d’ex-détenus finissent par retourner en prison ? Beaucoup.

En fin de compte, tous les participants en sont arrivés à la même conclusion : peu importe d’où l’on vient, la façon de traiter les gens qui ne se conforment pas à la loi est la même : on les enferme. Pas étonnant, donc, d’être confrontés à des problèmes semblables.

KC. L’un des objectifs du programme était la création d’une charte. On y travaillait quotidiennement et les échanges étaient extrêmement enrichissants. Des petits groupes étaient formés pour aborder différents sujets, partager nos histoires, nos points de vue et nos avis. Les discussions étaient fluides et nous abordions chaque jour un nouveau sujet qui nous tenait à cœur. Tout ça donnait lieu à un échange d’idées avec les autres groupes, ce qui permettait d’apprendre les uns des autres.

Dans cette Charte (en anglais), nous soulignons que les personnes qui ont connu l’incarcération devraient avoir un rôle plus développé au sein des conseils des ONG, et appelons les ONG à mettre au point des parcours dédiés, à créer les occasions nécessaires. Les anciens prisonniers pourraient ainsi devenir de véritables experts, capables de garantir la prise en compte des réalités du terrain dans les processus politiques. Leurs connaissances et leur expérience de première main profiteraient grandement aux ONG. C’est une valeur ajoutée unique qu’on ne trouve pas actuellement chez les responsables politiques.

Pour moi, ce qui doit changer, c’est le regard sur celles et ceux qui ont fait de la prison. Je crois au potentiel des personnes détenues, et il faut leur donner des chances, pas les stigmatiser. Les accepter autour de la table, c’est leur permettre de se développer professionnellement et personnellement et d’étendre leur réseau, ce qui peut à son tour avoir un effet d’entraînement : aider une personne, c’est parfois en aider beaucoup d’autres.

C’est la raison d’être de ma fondation. Il était jusque-là impossible de trouver une tribune parce que les gens ne voulaient pas nous écouter. Nous voulions une place à la table ; nous avons fini par créer la nôtre.

Aux Pays-Bas, les spécialistes qui tirent leur connaissance de l’expérience vécue ont le vent en poupe. C’est à ce titre, par exemple, que j’ai donné il y a peu une conférence pour les étudiants en criminologie de l’Université d’Amsterdam. Ce type d’événement est en plein essor, et l’avenir des “spécialistes expérimentés” semble prometteur.

KC. Chaque personne qui enfreint la loi est issue d’une communauté. Le problème, c’est que dès lors que l’infraction est commise, cette communauté ne regarde plus la personne comme un membre à part entière, alors qu’elle devrait au contraire prendre sa part de responsabilité pour les facteurs qui ont mené au crime. Emprisonner quelqu’un, c’est l’exclure de la communauté, le mettre hors de vue. À partir de là, la communauté ne ressent plus le besoin de s’occuper de lui. On met le problème de côté plutôt que de tâcher d’y remédier.

Je ne veux pas dire qu’on n’est pas chacun responsable de ses actes, bien sûr. Mais c’est bien la communauté qui crée le contexte dans lequel quelqu’un va se sentir assez poussé dans ses retranchements pour faire les mauvais choix. Quand on décide, aux Pays-Bas, de réduire les budgets alloués à la santé, c’est une décision qui est prise en tant que nation, en tant que communauté, en tant que société. La conséquence, c’est que les membres de cette société qui souffrent de maladies psychiques se tournent vers l’automédication et finissent en prison pour avoir fait les mauvais choix.

Aujourd’hui, on se contente de lire les faits divers. On ferait mieux de s’interroger sur notre responsabilité en tant que société dans l’émergence des conditions propices à ces faits. Nous donnons naissance à des héros et à des monstres, mais il faut assumer les deux. On ne peut pas garder les héros et oublier les monstres.

Avant de rejoindre Humanitas, j’ai travaillé dans un foyer pour personnes sans-abri. Aux Pays-Bas, la loi fait que si une personne commet un certain nombre de délits mineurs sur une période d’un ou deux ans, elle est passible d’une longue peine : un grand nombre d’assistants et de travailleurs sociaux, qui voyaient des gens boire à l’excès sur la voie publique ou poser des problèmes, ouvraient un dossier pour faire leur suivi et voir s’ils enfreignaient régulièrement la loi.

En collaboration avec la police, ils montaient un dossier avec tous ces délits mineurs, dans l’espoir qu’il serait assez fourni en un an pour valoir une condamnation à deux ans minimum. Ce qu’on voit là, c’est une façon de contourner la difficulté au lieu de la prendre à la racine. En quoi la prison aide-t-elle ces personnes à renoncer à un comportement nuisible ? En rien du tout. Une fois libérés, ils recommencent, puis sont renvoyés en prison comme s’il s’agissait d’une solution. C’est le début d’un cycle sans fin.

Quand on voit comment on traitait les hors-la-loi il y a un siècle, on trouve ça barbare. Dans cent ans, on nous regardera aussi comme des barbares. Il reste tant à faire…