Afrique du Sud : résonances

Lubalolo. J’ai été arrêté en 2012, condamné à 15 ans de prison en 2014 et libéré en 2021. J’ai connu trois établissements : Brandvlei, Drakenstein et Pollsmoor. À Brandvlei, j’étais proche de ma famille ; ils habitaient à portée de marche. Pour moi, c’était important. J’ai aussi eu de la chance parce que le mari de la directrice était un de mes anciens professeur, ce qui fait que parfois, elle m’apportait des petites choses. Elle, et d’autres gens qui me connaissaient de l’extérieur, m’ont beaucoup aidé. Quand on vient de plus loin on n’a pas forcément droit au même traitement. Je devais rester, mais la direction a décidé de me transférer à Drakenstein : j’étais jeune et il n’y avait pas vraiment de possibilités de formation à Brandvlei. Je l’ai vraiment mal vécu ; pour moi, on m’éloignait de ma famille. À Drakenstein, je ne les voyais qu’une ou deux fois par an. C’était difficile de voir les autres prisonniers recevoir des visites. J’essayais de les appeler le week-end, mais je n’en avais pas toujours l’occasion. Chaque prisonnier avait droit à un appel de 10 minutes, mais la durée totale sur une journée pouvait être très courte, par exemple une heure pour 100 personnes. Concrètement, ça voulait dire que seulement 5 à 10 personnes pouvaient passer leur coup de fil. Il arrivait aussi que le téléphone soit cassé, ou qu’un des prisonniers ne le lâche plus.

Thanda. Et le temps pour arriver à joindre quelqu’un atteint facilement les huit minutes, parce que la personne est occupée, ou qu’elle n’attend pas votre appel. Le temps qu’elle décroche, il vous reste deux minutes pour parler. La loi prévoit qu’on soit placés près de nos familles, mais personne ne rend de comptes et personne ne surveille l’application de la loi. On peut faire appel des décisions de transfert, mais ce n’est pas vraiment efficace. Certains essaient de graisser la patte des responsables, mais quand on n’a pas d’argent, les possibilités sont limitées. Et ça, c’est un autre problème : la différence de traitement de ceux qui ont les moyens de payer et des autres. Je me souviens d’une personne qui a pu rendre visite à son père, qui était en train de mourir, plusieurs fois. Il était classé haute sécurité, mais il avait de quoi payer. Moi, j’étais en sécurité moyenne, et même éligible pour la minimale, mais je n’avais pas d’argent. Quand ma grand-mère, qui m’a élevé, est morte, je n’ai même pas pu aller à son enterrement. Je n’avais pas de quoi payer les frais de justice pour faire un recours non plus. On m’a dit que je n’avais aucune chance de pouvoir sortir. Je l’ai vécu comme une grande injustice.

Mthetheleli. Quand je suis arrivé à Drakenstein en 2005, les gangs et le racisme posaient beaucoup de problèmes. Les non-Blancs, en particulier, étaient stigmatisés parce qu’associés aux violences des gangs au Cap-Occidental. Dans le quartier des délinquants juvéniles en sécurité maximale, les surveillants venaient juste ouvrir la porte pour apporter la nourriture et pour qu’on puisse faire un peu d’exercice, mais il n’y avait pas de sport. Ils n’ouvraient qu’une salle à la fois pour éviter les bagarres entre prisonniers. Le reste du temps, on restait en cellule. Ils utilisaient des termes insultants pour parler des prisonniers, comme “pantaint”, un vieux mot afrikaans pour parler des esclaves. Les prisonniers en sécurité maximale n’avaient, de manière générale, pas accès aux formations ou aux activités. Certains cours étaient donnés exclusivement en afrikaans, ce qui les limitait aux élèves capables de les comprendre. On pouvait travailler en horticulture ou en menuiserie. La paie, c’était 18 cents de l’heure en 2016, peut-être que c’est 20 aujourd’hui. Certains prisonniers étaient obligés de travailler et menacés de perdre leurs privilèges en cas de refus. Cela est courant dans les prisons rurales. Certaines choses ont commencé à s’améliorer avec le temps, mais il reste un certain nombre de problèmes.

Lubalolo. Quand j’ai été transféré à Drakenstein en 2015, j’ai pu voir que les choses étaient différentes des autres prisons où la violence et les gangs sont omniprésents. Tous les prisonniers devaient aller à l’église. Les cours et les autres activités étaient plus accessibles. J’ai rencontré Mthetheleli à un cours sur l’entreprenariat. J’ai commencé à changer de point de vue, à voir Drakenstein comme un endroit où je pourrais apprendre et évoluer. J’ai enchaîné les formations et les activités : j’ai appris la plomberie, on m’a donné un certificat. J’ai aussi appris à coudre et à mieux parler en public. C’était comme si là-bas, on voyait les prisonniers autrement, sous un jour positif.

Lincoln. J’ai quitté Pollsmoor en 2015. Là-bas, c’était bien pire en termes de surpopulation et d’hygiène. On avait tous des poux. Les surveillants ne s’occupaient pas des prisonniers, on n’avait même pas accès aux installations de base. Il n’y avait pas de formations, pas de prise en charge. Impossible d’avoir un rendez-vous médical. J’ai eu des éruptions cutanées à quatre endroits différents et j’ai demandé plusieurs fois à voir quelqu’un, mais ça n’a jamais rien donné. J’ai fini par prendre un avocat et aller au tribunal.

Mthetheleli. Drakenstein était bien plus propre que Pollsmoor. Quand j’étais en détention provisoire à Pollsmoor en 2003, il y avait tellement de monde que l’administration de la prison demandait que certains prisonniers soient amnistiés pour libérer de la place. Il y a eu une épidémie de tuberculose : personne n’a rien fait, et ça a tourné en tuberculose multirésistante (MDR-TB), puis en tuberculose ultrarésistante (XDR-TB). Un rendez-vous médical pouvait attendre des semaines. Les maladies de peau étaient aussi très répandues, et j’ai toujours des séquelles aujourd’hui. Les prisonniers Blancs étaient mieux traités : on leur trouvait plus facilement une place en cellule individuelle, alors que pour les autres, c’était la cellule commune. Et en cas de problèmes, ils avaient plus de chances d’être entendus.

Lubalolo. Ce qui m’a marqué à Pollsmoor, c’est la qualité de la nourriture. C’était immonde, et on avait faim. Il n’y en avait pas assez. À l’heure des repas, les prisonniers se précipitaient à la cuisine : à Drakenstein, je n’ai jamais vu ça. À Brandvlei, il n’y avait pas beaucoup à manger non plus, mais au moins, la qualité et le goût étaient acceptables. À Pollsmoor, les cellules puaient l’urine. J’avais l’impression d’en respirer directement. Pas évident de manger avec ça. Le ménage était aussi une source de tensions : certains prisonniers ne faisaient aucun effort, ce qui énervait les autres, et parfois, ça déclenchait des bagarres.

Lungeswa. À Pollsmoor, j’étais au quartier des femmes en détention provisoire. On était presque toutes Noires. L’hiver, le quartier débordait de monde, parce que les gens à la rue commettaient des délits pour être enfermés et avoir un abri et de la nourriture. La façon dont les autres prisonnières et le personnel nous traitait dépendait beaucoup de notre comportement. Des femmes qui avaient été condamnées avant m’ont dit que Pollsmoor était bien plus sale que d’autres prisons parce que les gens y attendaient leur procès. Ils pensaient qu’ils n’y resteraient pas longtemps et ne faisaient pas d’efforts pour que ça reste propre.

Lubalolo. J’ai été transféré à Pollsmoor juste avant ma libération en 2021. On n’arrêtait pas de repousser l’échéance parce que je devais d’abord participer au programme Victim Offender Dialogue (VOD), un programme de justice restaurative. C’était pendant le Covid, et le programme nécessite des rencontres face à face ; avec les restrictions sanitaires, c’était impossible, donc j’étais bloqué.

Mthetheleli. Ma libération conditionnelle a pris du retard à cause de problèmes administratifs. À chaque fois que j’allais voir le conseil qui s’occupait des conditionnelles, il manquait des papiers. Je n’y étais pour rien, j’avais donné tout ce qu’on m’avait demandé, donc je ne pouvais rien faire de plus. Ils m’ont fait le coup deux fois. Et je suis loin d’être le seul.

Thanda. Une fois les procédures internes de plaintes épuisées, tout ce qu’il reste, c’est l’inspection des services pénitentiaires, le JICS (Judicial Inspectorate for Correctional Services). Mais pour moi, ça n’a jamais fonctionné. Le JICS est financé par l’administration pénitentiaire, donc ils dépendent d’elle. Si on se plaint, ils le communiquent à la direction de l’établissement, et on est encore plus en ligne de mire. On dépose une nouvelle plainte la semaine suivante, et rien ne se passe. On a l’impression de faire remonter les plaintes à un représentant de l’administration pénitentiaire. On peut espérer que la plainte atteindra le responsable de secteur, qui est responsable de toutes les prisons sur une aire donnée. C’est une perspective plus optimiste, parce qu’ils sont plus détachés de la situation sur le terrain, et ce n’est pas leur action qui est mise en cause.

Mthetheleli. Le JICS a des visiteurs indépendants (Independent Visitors to Correctional Centres, ICCV) qui peuvent recueillir nos plaintes. Mais les visiteurs n’osent pas court-circuiter la direction de la prison pour aller voir directement le responsable de secteur, parce qu’ils ont aussi peur des conséquences. Ils ne veulent pas perdre leur emploi. Alors ils s’adressent à l’agent en charge du dossier, qui va ensuite voir la direction. En fin de compte, les prisonniers se mettent en grève de la faim pour être entendus, et c’est là que la plainte commence à être prise au sérieux. Mais ça ne fonctionne que jusqu’au moment où on recommence à s’alimenter : là, les représentants officiels oublient tout et passent à la suite. J’aimerais que le JICS intègre d’anciens détenus au système de visiteurs. Il y a plein de dynamiques très difficiles à repérer, à comprendre, quand on vient de l’extérieur.

Lubalolo. Les membres du JICS, on les a vus. Ils vont, ils viennent, ils se succèdent, mais peu de choses changent. Je me souviens d’un jour où on a été plusieurs à se plaindre de ne pas pouvoir rapporter de chaussures de chez nous. Celles qu’on nous donnait n’étaient pas à la bonne pointure, pour autant qu’on nous les donne. Et il y a une visiteuse qui a décidé de nous aider. Elle a fait remonter le problème par différentes voies et elle a fini par trouver une solution. J’imagine que ça dépend de l’implication de chaque visiteur ou visiteuse. Pour d’autres problèmes, l’assistance juridique générale était aussi difficile à obtenir. On sentait que les juristes n’avaient pas vraiment envie de nous aider.

Thanda. Il y a tout un tas de dispositions écrites qui garantissent toutes sortes de droits, mais aucune surveillance efficace qui garantit qu’elles soient appliquées.