En plus des nombreux obstacles administratifs, un autre facteur pèse sur l’accès à l’habitat des personnes sortant de prison : la stigmatisation. Ce public est perçu comme l’un des moins “attractifs” pour les bailleurs, mais aussi pour les structures d’accueil qui refusent parfois les personnes sortant de prison par crainte de la violence supposée qu’elles pourraient provoquer.

Les institutions semblent souvent oublier l’existence de ces publics. En France, la Direction de l’administration pénitentiaire (DAP) évoque devoir faire des pieds ou des mains pour que les personnes judiciarisées ne soient pas laissées sur le carreau lors des réformes d’État. François-Marie Tarasconi, adjoint au Chef de département des politiques sociales et des partenariats au sein de la sous-direction de l’insertion et de la probation de la DAP, constate que le public sortant de prison fait figure de repoussoir. Il peine à en faire reconnaître la particularité. “Notre département travaille en lien avec de nombreux partenaires pour confronter leur politique à la réalité de nos publics et rappeler aux autres ministères qui lancent des politiques nationales diverses et variées l’existence de nos publics ainsi que leurs spécificités”, explique-t-il. La DAP est très souvent absente, nous dit-il, lors de discussions autour des politiques sociales en matière de logement. “Quand il y a une réforme d’un texte de la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (DHIAL), nous sommes prévenus au tout dernier moment”, constate-t-il. “Ce n’est pas pertinent dans le sens où si l’objectif est de parler, avec les différents ministères avec lesquels la DIHAL collabore, de groupes prioritaires comme les femmes victimes de violences, il faudrait aussi envisager de travailler sur les auteurs.”   

En Finlande, le combat est le même. “Nous devons, en tant qu’administration pénitentiaire, être très proactifs et sans cesse rappeler aux autres ministères que le public pénitentiaire existe, essayer de sensibiliser les gens à ce groupe et à ses spécificités”, indique Mikko Hytönen qui travaille au sein de l’administration pénitentiaire centrale. “Le sujet ne serait pas sur la table si nous n’étions pas actifs et mobilisés.”

Bonnie Erba François, du Collectif québécois pour la prévention de l’itinérance (CQPI), au Canada, souligne que le contexte politique actuel n’est pas idéal. La logique qui prévaut est celle de la responsabilisation individuelle qui ne questionne pas la responsabilité collective de la société. Pour Art Campbell, directeur du CQPI, le public des personnes sortant de détention ne suscite aucun émoi, ni empathie : “contrairement aux victimes des violences conjugales ou aux populations immigrées, qui sont souvent des publics prioritaires dans les mesures et réformes, le public ‘prison’ n’attire pas l’attention au niveau politique et n’éveille pas l’intérêt du milieu médiatique.”

Pour Pierre Mercier, directeur de l’association Le MAS, à Lyon (France), il est nécessaire d’imposer un contre-discours pour faire évoluer les politiques, notamment en matière d’accompagnement et de réinsertion. “Il y a une réticence générale à mettre de l’argent là-dedans”, reconnait-il. “Au fond, gens se demandent s’il faut payer pour réinsérer des personnes qui se sont mal comportées. Il nous faut renverser cet argument et mettre en avant des logiques de réduction des risques, en construisant notamment du logement social. On peut comprendre qu’en tant que société, on n’ait pas envie de faire plaisir à ces bonhommes qui sortent de prison. Mais il faut se rendre compte qu’a minima, il est nécessaire de les loger plutôt que de les laisser errer.”

Outre une forme d’exclusion au sens politique, les anciennes personnes détenues sont souvent stigmatisées dans l’accès au logement, social ou non. Le “profil” de ces personnes inquiétant certains bailleurs, les exigences se multiplient. Plusieurs structures associatives rencontrées mentionnent ainsi la méfiance qui s’exprime dans certaines situations. Des bailleurs entament des mini-enquêtes, questionnent les équipes, vont à la pêche aux informations ou font des recherches sur internet pour tenter d’argumenter des motifs de refus.

Marine Tocco, responsable du pôle justice et cohésion sociale des Foyers Matter, à Lyon, mentionne que la stigmatisation est, à ses yeux, surtout problématique une fois que les personnes sont dans le logement, dans le cadre de leur mesure de placement à l’extérieur : “S’il se passe quelque chose dans la copropriété, les voisins considèrent automatiquement que c’est de la faute du nouveau locataire. Les rumeurs finissent parfois par remonter au bailleur. Certes, il arrive que des problèmes surgissent. Mais les voisins ignorent qu’à chaque fois ce sont des personnes différentes qui sont passées dans le logement. S’il y a pu avoir quatre difficultés ces dernières années, il est fort probable que ce soit le fait de plusieurs individus.” 

Au Canada, il est fréquent que les propriétaires cherchent à prendre connaissance du casier judicaire hypothétique du futur locataire. La société civile souligne que cela constitue un frein énorme dans l’accès au logement des personnes sortant de prison, dont le dossier est fréquemment refusé par les propriétaires. Reza Ahmadi, directeur de la recherche et de l’évaluation au sein de la Société John Howard d’Ontario, mentionne l’existence de “logements sans criminalité” (crime-free housing) qui imposent une vérification systématique du casier judiciaire de la personne candidate à la location. Le refus est automatique pour les personnes impliquées dans le système de justice pénale.

L’entrée en détention est marquée, pour des nombreuses personnes détenues, par l’expérience d’un choc carcéral consécutif à l’enfermement. À l’issue de la peine vient fréquemment le choc de la sortie. Celui-ci, peut-être plus insidieux, résulte souvent d’une combinaison de facteurs : le changement radical entre la vie en détention et la vie à l’extérieur ; la réadaptation totale qui s’impose ; le poids de la stigmatisation ; les problèmes administratifs et financiers ; l’isolement lié à la perte des liens au cours de la peine ; les défis émotionnels et psychologiques associés à la transition vers la liberté. Le phénomène est plus marqué pour les personnes qui ont passé plusieurs années derrière les barreaux et qui portent en elles les marques de leur vécu carcéral. La continuité dans les esprits et les corps de l’incarcération devient alors un obstacle au retour à la vie “normale”. Cette réalité est loin de la représentation fantasmée d’une sortie de prison joyeuse et d’un retour immédiat à la liberté. “Les personnes ont préparé cette sortie, elles l’ont investie”, explique Sylvie Daniel. “Mais la période de détention laisse de sacrées traces sur elles, notamment sur la santé mentale. Elles peuvent passer de longues périodes déprimées et très angoissées. La perte de l’idéal fait vraiment mal.”

La sortie de prison est parfois décrite comme un moment de survie plutôt qu’un retour à la vie. C’est souvent à ce moment que les séquelles mentales et physiques de l’emprisonnement se révèlent. “Pour certains, c’est saisissant de voir comment la maladie mentale, tout comme l’explosion des consommations, se manifestent à la sortie de la détention.”, constatent Marielle Colombin et Julianne Legrand, du Centre Feydel Liotard, un centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) à Lyon. Une grande partie de leur travail consiste ainsi à accompagner les personnes dans des parcours de soins et à rassurer face aux inquiétudes, par crainte de la médicalisation, des traitements, mais aussi d’un retour à une forme d’enfermement en hôpital psychiatrique ou en maison de soins.

L’ensemble des personnes rencontrées mentionnent d’ailleurs que les conséquences traumatiques de la détention sont largement sous-estimées. Elles auront un impact pendant des mois, voire des années, dans la vie quotidienne des personnes concernées. Pour Jane Abad-Martinez, les politiques publiques échouent à prendre en compte le poids psychique, social, familial, et plus généralement les cassures générées par le passage en prison. “Elles sous-estiment ce morcellement qui est aussi marqué sur les corps, et qui fait en sorte qu’on imagine que la personne va pouvoir être prise en charge, comme n’importe quelle autre personne dans le besoin.” 

Sortir de prison, au-delà d’un changement administratif et spatial, implique des bouleversements sur le plan des habitudes, et du ‘comment vivre’ (faire ses courses, attendre le bus, avoir des interactions et des relations sociales). Ces difficultés d’adaptation ou de réadaptation sont répertoriées sous le terme de prisonniérisation (prisonization), que le sociologue Philippe Combessie empreinte à Donald Clemmer. Il définit un “processus d’assimilation des valeurs qui se manifeste à travers des modes de vie propres à l’univers carcéral. Plus l’enfermement dure, plus le détenu incorpore des habitudes spécifiques au mode carcéral : ne plus ouvrir de portes, faire ses besoins devant témoins, ne prendre aucune initiative, etc.” (Combessie, 2009, p. 732)   

La prisonniérisation renvoie à la perte d’autonomie du fait de l’expérience carcérale. Il ne s’agit pas seulement de “petites habitudes à reprendre” ou de problèmes de santé qui se régleraient après quelques consultations, mais d’une forme de violence vécue qui pèse lourd quand vient le moment de réintégrer la société. Il faut, pour certaines personnes, réapprivoiser la vie en société, l’habitat et mille et une petites choses.

“Même le silence, il faut le réapprivoiser”, soulignent Marielle Colombin et Julianne Legrand. “Le milieu carcéral est extrêmement bruyant. Une fois libérés, les gens doivent se réhabituer à entendre le silence ce qui peut être insupportable au début.” Les deux salariées du MAS évoquent également la manière dont les personnes accueillies au sein du centre doivent réapprendre, voire apprendre, à apprivoiser l’habitat. “Les personnes qui viennent de sortir de prison ne vivent souvent que dans leur chambre, la télévision collée au lit comme en cellule”, décrivent-elles. “Petit à petit, certaines arrivent à investir d’autres pièces, comme le salon ou la cuisine. Le changement s’observe aussi par le corps et la posture des personnes. Au début, elles sont généralement assez voûtées et puis elles se redressent petit à petit et réoccupent l’espace.”

Jean-Noël Barnet publie, en 2022, un article intitulé “Habiter après la prison. Rapport à l’espace chez les femmes sortant de détention et enjeux de travail social”. Il mène des entretiens avec plusieurs femmes passées par la prison, qui témoignent que les effets de la prisonniérisation peuvent perdurer longtemps après la sortie. L’une d’elles, Danielle, dit : “Quand j’ai intégré cet appartement, je n’ai pas dormi dans ma chambre pendant très longtemps. Tous les soirs, je mettais un matelas dans le salon, par terre, alors que j’ai une chambre plutôt grande ! […] Je réduisais mon espace, j’avais du mal à m’adapter.”

Les travailleurs et travailleuses sociales peuvent, en réponse à ces difficultés, adapter leurs démarches avec des solutions d’accompagnements adaptées en fonction des besoins : présence quotidienne, accompagnement sur le temps long, aide ponctuelle, organisation de rencontres, etc. De ces effets sur le long terme découlent les besoins très spécifiques en matière d’habitat à la sortie, individuel ou collectif, transitoire ou permanent, autonome ou accompagné, etc.

Nicolas Molle a dit un jour, lorsqu’il travaillait au MAS, que le temps passé en prison est un peu comme une rupture sentimentale. Il faut du temps pour s’en libérer, et ce temps varie d’une personne à l’autre. De nombreuses parties prenantes soulignent l’importance d’éviter l’injonction à la rapidité ou à l’autonomie, sans brusquer ce qui pourrait renfermer certaines personnes dans leurs vulnérabilités. L’ensemble des personnes rencontrées reconnaissent la pertinence du Logement d’abord mais soulignent que les modèles de transition peuvent être essentiels dans certains cas. L’important reste de pouvoir conjuguer les réponses en différentes formes.

Jean-Noël Barnet se penche sur l’hébergement social dans l’espace-temps de transition de la sortie de prison de femmes. La présence professionnelle et la collectivité sont considérés par la majorité des femmes qu’il rencontre comme une première étape rassurante après l’incarcération. Il cite l’une d’elles dans sa recherche, Kadiatou : “c’était très important d’être d’abord en structure commune, pour passer ensuite à autre chose ; en appartement tout de suite, ça aurait été un choc trop grand”.

Le rôle de l’hébergement social comme étape transitoire est fréquemment évoqué, en particulier pour les personnes qui ont fait l’expérience d’autres institutions avant la détention (jeunes placés, personnes en hôpital psychiatrique, etc.). Jane Abad-Martinez et Razika Bizriche évoquent ainsi des jeunes placés par l’Aide sociale à l’enfance, qui peuvent rencontrer des difficultés à intégrer un logement autonome après leur passage en prison. “Il y a un travail à faire en amont de l’accès au logement, seul”, soulignent-elles. “Ces jeunes ont été, toute leur vie, accompagnés par des professionnels, parfois pris par la main par des éducateurs spécialisés. D’un seul coup ils se retrouvent isolés. Ils ont entre 19 et 25 ans. Le fait d’avoir son propre chez-soi représente un idéal qu’ils n’ont jamais expérimenté. Comme c’est une première, ils n’arrivent pas à nous dire quels sont leurs besoins, ce qui est normal. L’expérimentation est parfois compliquée : il arrive qu’après six mois chez elle, la personne commence à se sentir vraiment seule, à fuir le logement, aller rechercher dans des ressources passées.”

En France, l’hébergement collectif en CHRS présente, pour certains, des avantages en termes de transition. Julianne Le Grand observe l’efficacité de ce mode d’habitat basé sur la relation et ses bienfaits sur les personnes souffrant du choc de la sortie de prison : le collectif peut, pour elle, réparer les êtres. Sylvie Daniel abonde dans ce sens : “Il y a des personnes qui sont complétement conditionnées par la prison et qui expriment le besoin d’avoir un temps de transition en institution, et il faut accepter que, pour l’instant, elles en sont là. Ce n’est pas la peine de disqualifier si elles souhaitent aller ou rester en CHRS par exemple. Elles savent aussi ce qui leur va, ce qui les rassure.”

Cédric Sadin-Cesbron est l’auteur d’“Habiter en CHRS : faire comme chez-soi quand on n’a pas de chez-soi”. Il y souligne que le principe humaniste selon lequel tout le monde peut être inséré peut rapidement se transformer en injonction impérative selon laquelle tout le monde doit être inséré. Il note que le Logement d’abord, en devenant le paradigme unique actuel, n’échappe pas à cette tendance. Des politiques d’insertion peuvent ainsi finir par générer des “exclus de l’insertion”. Le logement autonome nécessite, en effet, des capacités à se prendre en charge au quotidien qui peuvent être source d’angoisse pour les personnes, notamment lorsqu’elles ont des ressources fluctuantes. Il écrit : “Vivre en ‘autonomie’ nécessite également la capacité à ne pas se faire envahir par l’extérieur, difficulté apparue à de nombreuses reprises dans les entretiens. Les anciens résidents relogés sont très souvent encore en lien avec des personnes restées à la rue, leur réclamant un hébergement, à titre de service amical.” Il souligner la perte de sens de la distinction entre hébergement et logement. Certaines structures proposent des dispositifs de logement mais avec un accueil et un accompagnement quasi identiques à l’hébergement classique, avec des interdits et une temporalité limitée. Il conviendrait plutôt de raisonner désormais en termes d’habitat, avec une différence qui “se ferait alors plutôt entre habitat individuel ou habitat collectif, en fonction des besoins des individus.”

Certaines personnes, au contraire, ont surtout besoin de se retrouver seules. Gabriel Uribelarrea est sociologue et a participé à la rédaction du rapport de recherche “Logement d’abord - Saisi par ses destinataires”, publié en 2023. Il y évoque, que loin de la solitude subie, certaines personnes recherchent, après une période de collectivité forcée en détention, de la tranquillité dans laquelle elles trouvent beaucoup d’apaisement et de protection. Quels que soient le type et la forme de l’habitat, il faut d’abord et avant tout que les personnes se sentent chez elles pour que la solution fonctionne. C’est ce que montrent les récents travaux, en Nouvelle Zélande, d’Alice Mills, professeure à l’Université d’Auckland. “De nombreuses études soulignent, depuis longtemps, que le fait d’avoir un logement stable diminue le risque de récidive. Nous avons creusé cette conclusion” explique-t-elle, et “avons découvert que le plus important n’était pas le fait d’avoir un logement stable mais d’avoir un endroit que les personnes considéraient comme un foyer, dans lequel elles avaient le sentiment d’être chez elles et où elles pouvaient vraiment commencer à (re)construire leur vie.” Ce sentiment ne dépend par ailleurs pas du temps que la personne reste dans ce logement, mais uniquement du fait de se sentir chez soi.

Les voix s’accordent à dire qu’il faut s’éloigner de la dimension normative du logement et de penser de façon plus pragmatique. “L’idée est de partir de ce qui convient à la personne, de sur la base de ses forces et d’explorer différentes manières d’habiter, de l’accompagner dans un projet d’habitat qui lui est sensible”, indiquent Marielle Colombin et Julianne Legrand.

Gabriel Uribelarrea mentionne dans le rapport de recherche de 2023 l’affirmation d’une “norme logement”. Il y souligne que les dispositifs de logement actuels permettent avant tout aux personnes d’accéder à un appartement individuel. “Or nous avons constaté que quelques personnes auraient aimé vivre dans d’autres types d’habitat”, explique-t-il. Le sociologue évoque notamment le cas d’un homme qui souhaitait habiter dans un camion mais n’avait pas osé en parler aux professionnels du logement qui l’accompagnaient car il avait le sentiment que ce n’était pas leur rôle. “L’offre demeure très normée mais il y a un début de discussion et de préoccupation des professionnels et des bailleurs sur cette question”, note Gabriel Uribelarrea.

Le droit de se tromper et/ou de souhaiter changer d’habitat doit, pour les professionnels du travail social, par ailleurs être (ré)affirmé : les aspirations et les besoins peuvent évoluer rapidement. Des erreurs de parcours peuvent aussi se produire. Pour Jane Abad-Martinez, il est essentiel que les personnes puissent expérimenter et parfois se prendre les pieds dans le tapis. “Vous ne vous plaisez pas dans ce logement ou dans ce mode d’habitat ? Vous n’arrivez pas à gérer la solitude ? Et bien, il faut pouvoir dire que ce n’est pas grave si ça n’a pas marché, qu’on va essayer une autre solution et qu’on va la travailler ensemble.”

Accéder à l’habitat, c’est vivre dans un espace, l’habiter mais pas seulement au sens physique du terme. Il n’est pas si naturel de retrouver une vie autonome, une fois dépassés les murs de la prison. Il faut parfois réapprendre, voire apprendre, ce qui fait un quotidien chez soi : organiser des journées, faire le ménage, cuisiner, faire des courses. “Habiter, c’est plein de défis : croiser ses voisins dans l’escalier, ne pas déranger tout le monde parce qu’on est angoissé ou alcoolisé, ne pas perdre ses clés, penser à descendre ses poubelles”, rappelle Pierre Mercier, directeur général du MAS. “Il faut avoir en tête d’autres choses que les aspects matériels. Habiter ce n’est pas juste être enfermé dans une boîte pour ne pas importuner les gens dehors. Il y a des questions de sécurité primaire, d’affiliation sociale, d’appropriation. Il est question d’un rapport à soi et au monde, et ça il faut bien le travailler et le mettre en réflexion. Comment est-ce que la personne conçoit son logement ? S’y sent-elle bien ? S’y ennuie-t-elle ? Comment prend-elle soin d’elle ?”

L’accompagnement est essentiel. Certaines personnes bénéficiaires du programme Passage du MAS (France), rencontrées par Prison Insider, insistent sur la présence précieuse de l’équipe à leurs côtés. Elles soulignent qu’au-delà du logement et de l’aide pour les papiers, elles avaient, au moment de la sortie, besoin de pouvoir parler, de se sentir soutenues et de savoir que, si nécessaire, une personne pourrait les aider et “ne pas les laisser aller dans le mur”.

Hervé Rayter, directeur du pôle socio-judiciaire de l’association AJHIRALP à Grenoble, évoque l’importance du contact quotidien avec les personnes accueillies – principalement dans le cadre d’un placement extérieur – qui va au-delà des exigences de la mesure judiciaire. Le temps pris en fin de journée avec chacun constitue un moment propice pour échanger sur le déroulement de celle-ci et de voir comment la personne se sent, les difficultés éventuelles qu’elle rencontre ainsi que ses préoccupations. “Il m’arrive de passer plusieurs heures au téléphone parce que les personnes ont besoin de décharger, de raconter tout ce qu’elles ont du cœur. C’est important de prendre ce temps.”

La plupart des organisations rencontrées proposent également des activités pour renforcer la confiance et la capacité d’autonomie des personnes accompagnées.

Marine Tocco mentionne que les Foyer Matter travaillent avec la maison de l’environnement pour sensibiliser aux questions environnementales et avec les Petites Cantines sur la question du lien social et de l’alimentation. Les personnes peuvent suivre le programme “Les clés de chez Moi”, offert par l’association Abribus. Dans un bus transformé en appartement témoin, elles bénéficient ainsi de formations de base sur l’électricité, la plomberie, etc. “L’idée est que les personnes apprennent à faire toutes ces choses elles-mêmes”, explique Marine Tocco. “Il nous arrive de venir dans les appartements et de constater qu’il n’y a plus de lumière. L’ampoule a grillé et elles n’avaient aucune idée que cela se remplaçait très facilement. C’est pareil pour les placards qui tombent, les éviers bouchés, etc.” Les personnes qui ont vécu de longues périodes d’incarcération ont tendance à être plus rigoureuses dans la tenue du logement car leur cellule à, pendant des années, constitué l’un de leurs seuls repères. Elles ont ainsi appris à s’en occuper au quotidien. “Dans tous les cas, l’appropriation du logement est compliquée. Cela prend du temps de s’en saisir, de faire le ménage, etc.”

Les dispositifs et programmes de soutien par les pairs peuvent également faciliter l’entrée dans l’habitat et le retour à une vie hors des barreaux. Au Canada, plusieurs pairs-aidants travaillent aux côtés des travailleurs et travailleuses sociales de la Société John Howard, dans les villes de Montréal et de Québec. Ils offrent un accompagnement spécialisé : des rencontres régulières, une disponibilité au téléphone, un accompagnement des personnes dans leurs différentes démarches, etc.

Daniel Vachon, pair-aidant au sein de l’association, confie avoir, lui-même, passé la majeure partie de sa vie de jeune adulte derrière les barreaux. Il indique n’avoir pas été adéquatement préparé pour sa libération. Il a suivi une formation, en détention, pour devenir pair-aidant et pouvoir aider les autres détenus et à se reconstruire à l’issue de leur incarcération. À sa sortie, il travaille pendant 14 ans comme intervenant psycho-social dans une structure de soutien aux personnes sans abri. Il rejoint, en 2021, la Société John Howard du Québec en tant que pair-aidant. “Je rencontre les volontaires qui en font la demande, nous échangeons sur les difficultés qu’ils rencontrent et les solutions qui peuvent se présenter à eux en tenant compte de mon expérience de vie, de mes réussites mais aussi de mes échecs.”, indique Daniel Vachon. “On se rencontre ailleurs que dans un bureau, par exemple dans un café, un parc, ou dans un autre lieu public.” Il accompagne les personnes lors de rendez-vous médical ou de démarches pour l’obtention de l’aide-sociale, de permis de conduire ou de cartes d’identités et la recherche d’emplois et de formations. Il est aussi chargé d’organiser des activités sociales avec les volontaires : par exemple un repas de Noël, des pique-niques près du fleuve ou à la campagne, une sortie à la cabane à sucre ou encore des sorties dans des musées. Il voit son travail comme complémentaire au travail social. “Les volontaires se confient plus à moi et nomment davantage leurs difficultés, étant donné que j’ai vécu les mêmes situations. Parce que j’ai réussi à m’en sortir, je suis un exemple pour eux, ils me font confiance. On se comprend mieux et cela leur permet d’avoir le soutien nécessaire pour s’en sortir et éviter une réincarcération.” Daniel Vachon indique que les volontaires peuvent compter sur sa présence en tout temps. “Lorsqu’une personne a besoin d’une oreille attentive pour se confier ou simplement partager sa peine ou sa détresse, ce n’est pas le lendemain qu’il faut y répondre mais au moment même où le besoin s’en fait sentir”, relève-t-il. “Voilà pourquoi il m’arrive de répondre même tard le soir, et que chaque personne dispose de mon numéro de téléphone personnel pour se faire.”

La création de moments collectifs et de partage dans des dispositifs individuels est évoquée par d’autres parties prenantes. Hervé Rayter indique qu’AJHIRALP organise des activités et temps conviviaux afin que les individus accompagnés retrouvent, petit à petit, une vie sociale : du sport, de la marche, des balades en forêt, des barbecues, des sorties culturelles. Il mentionne l’installation d’une salle d’accueil et d’une salle informatique, pensées comme des espaces collectifs pour que les personnes partagent des moments et qu’elles puissent se parler.

Cette dimension collective demeure, selon Gabriel Uribelarrea, relativement peu pensée dans les dispositifs de Logement d’abord. Pour le sociologue, la création d’espaces de lieux collectifs, de passage et de partage sont essentiels pour lutter contre la solitude dans le logement mais aussi pour que les personnes accompagnées puissent échanger. “Ce serait vraiment important d’avoir un lieu où les personnes qui le souhaitent aient la possibilité de se retrouver, de croiser leurs expériences, se donner des conseils”, note-t-il. “Dans certaines villes, il y a des accueils de jour qui portent des dispositifs Logements d’abord. Les personnes apprécient d’avoir ainsi un lieu pour venir se poser, boire un café avec d’autres personnes, mais aussi poser des questions et être orienté, même une fois l’accompagnement terminé.”

Les problèmes en matière d’accès à l’habitat sont identifiés depuis longtemps, tout comme leurs causes. Les pistes de solutions ne manquent pourtant pas. Pour les développer, il faut plus de moyens, humains et financiers, en bref : une volonté politique. La vision à court terme et le rejet toujours plus vers la marge semblent pourtant si souvent l’emporter. Au cours des échanges menés pour cette série, de nombreuses personnes s’interrogent : puisqu’on trouve de l’argent pour construire toujours plus de places de prison, que faut-il pour qu’on puisse en faire autant pour l’accompagnement social.