Actualité

France : Rédoine Faïd, le monde du silence

Comme beaucoup d’entre vous j’ai aimé Papillon, le livre d’abord, auquel Revel avait consacré cette préface magistrale où il comparait à juste titre Henri Charrière aux plus grands. Si la littérature dite populaire offre des chefs-d’œuvre incomparables, c’est parce qu’elle prend de face et sans détours nos grandes passions simples, la vengeance chez Monte-Cristo, l’amitié chez les Mousquetaires, la peur du châtiment dans Papillon. Mais j’ai aussi aimé ce film des années 1970 où Steve McQueen et Dustin Hoffman se font naturaliser malgré eux dans le décor de Cayenne. On voit encore là-bas, sur l’île Saint-Joseph, les bâtiments de la réclusion disciplinaire du bagne. Je garde dans la mémoire ce grand mur rouge dans une cour carrée où le terrible mot de “silence” s’efface lentement.

On enfermait à Saint-Joseph les bagnards qui avaient commis des crimes au bagne ou avaient tenté de s’évader. Du moins cette peine dans la peine était-elle prononcée par un tribunal. Les juges en étaient des officiers de la Coloniale, et les surveillants faisaient office de défenseurs. Ce n’est pas l’idéal, mais c’était mieux que si elle eût été remise entre les mains du directeur du bagne. Surtout, la peine de réclusion était, dans sa durée, connue d’avance. L’isolement intégral durait quatre ans. En recevant les réclusionnaires, le commandant de Saint-Joseph leur tenait un petit discours pour leur recommander les précautions à prendre afin d’arriver simplement vivants au jour de leur libération.

Je suis allé voir l’un des clients de mon cabinet à la prison de haute sécurité de Vendin-le-Vieil, près d’Arras. Il s’agit de Rédoine Faïd, qui est connu par une espèce de légende. C’est un braqueur avec deux spectaculaires évasions à son actif. Je ne vous parlerai pas de ses condamnations, de celles qu’il purge ou de celles qu’il pourrait encourir. Je ne vous parlerai pas non plus de l’homme. Il y a de l’indécence à parler d’un enfermé alors qu’on pourra, cet article fini, sortir dans la rue où le printemps commence, parler, aimer, rire, passer, comme dit Cyrano, et même fumer.

Comme Henri Charrière avant lui, comme plusieurs autres qui ne sont pas plus que lui des terroristes islamistes, Rédoine Faïd accomplit sa peine à l’isolement intégral. L’île Saint-Joseph a refait surface aux environs d’Arras. Bien sûr, les mœurs ne sont plus celles de la « Tentiaire ». À bien des égards, Vendin-le-Vieil paraît moins terrible aux visiteurs de passage que Fresnes, avec ses cellules surpeuplées, ses bruits qui ne cessent jamais le jour et la nuit, cette impression d’abrutissement et de servitude sans aveu. L’essentiel est ailleurs et tient à ce qu’on peut deviner sur les murs des couloirs qui conduisent au quartier de haute sécurité où Faïd accomplit sa peine ; ce mot qui n’y figure pourtant pas mais qui résume tout, ce terrible mot de « silence » de Papillon.

Rédoine Faïd est seul, absolument seul. Il n’a pas d’autres conversations personnelles et profondes que celles qu’il peut avoir avec ses défenseurs. Même la nuit, une lumière s’allume toutes les deux heures dans sa cellule pour qu’on puisse l’observer. Jusqu’à ces dernières semaines, il ne pouvait pas refermer sur lui la porte des toilettes.

S’il rencontre son avocat, sous la surveillance d’une sorte de groupe de combat qui m’a rappelé ceux des opérations spéciales, il est fouillé à nu à l’entrée et à la sortie. La réclusion du bagne était bien sûr plus terrible. Il n’y avait ni visites ni correspondances ni lectures. Les bagnards n’en auraient d’ailleurs pas eu la force. Mais ce qui m’a frappé et m’est apparu inhumain, absolument et radicalement inhumain, c’est la question du temps. En entrant à Saint-Joseph, le détenu savait quand son cauchemar – la privation de toute sociabilité humaine – prendrait fin.

La solitude est la plus grande des épreuves. Pascal et les ermites de Scété l’ont écrit. “Retire-toi seul dans une cellule et tu verras ce que te font les passions.”

L’enfer, c’est de ne voir le visage de personne.

Un sage du désert d’Égypte, comme on peut le lire dans les Apophtegmes, en a eu la vision sous la forme d’une pièce où chacun ne voyait que le dos de l’autre. Lorsqu’on n’a pas choisi cette épreuve, si le terme n’en est pas connu d’avance, le chemin du salut, d’un salut minimal, simplement survivre en tant qu’homme, est impossible à faire. C’est ce dont je me suis aperçu, en France, parmi nous, par l’effet de nos lois.

Lire l’article entier (édition abonnés)