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France : des détenus nous racontent leurs rêves

Dans le cadre de la Nuit des Idées du 31 janvier, nous vous diffusons les rêves de détenus incarcérés à la Maison Centrale de Poissy. Fruit d’un partenariat associant depuis janvier 2017 le Service Pénitentiaire d’insertion et de Probation des Yvelines, la Maison Centrales de Poissy et le Centre national des arts plastiques, sous la conduite de Pascale Cassagnau, l’Atelier de lectures de films a été conçu comme une invitation faite aux personnes détenues à entrer et à rencontrer des artistes, pour aller à la rencontre avec des œuvres, dans l’expérimentation du regard, dans l’expérience d’une parole, dans le dialogue avec des artistes. L’invitation faite à Chloé Delaume de venir travailler avec un groupe de détenus s’inscrit dans la perspective interdisciplinaire de l’Atelier de lecture de films en plaçant la recherche filmique dans le contexte élargi de l’espace des rêves et de leur notation. Dans le cadre de la Nuit des Idées 2019, nous vous publions certains de ces textes. Elle nous explique la démarche :

“Ils sont face au présent, à la Maison d’arrêt. Ils en ont pour trente ans, sont sans âge, désormais. Je les ai rencontrés pour collecter leurs rêves. Je fais ça, en ce moment, je rencontre des gens qui me confient un rêve. Un rêve ou un cauchemar. J’accorde de l’importance au lieu où il est fait. Leur corps est en prison, leur sommeil sous contrôle, leurs songes empreints d’une fièvre qu’eux seuls peuvent éprouver.

Dans la bibliothèque, ils me parlent de leurs rêves. Qui intègrent le quotidien, l’univers carcéral. Ils disent : c’est difficile de distinguer parfois le rêve, le songe et le cauchemar. L’un d’eux évoque un rêve qui fait écho à son histoire. Un rêve qui fait du bien et du mal à la fois. Un rêve qui lui permet de remonter le temps, un rêve comme un fantasme qui le visite, de temps en temps.

Ils sont enfermés depuis longtemps. Tellement que le dehors effraie certains d’entre eux. Ce dehors qui va vite tandis qu’ils ne bougent pas. Les écrans, le numérique. L’un dit : ‘je fais des rêves toujours en noir et blanc’. L’autre dit : ‘les images sont comme celle d’un vieux film’.

Le sépia du passé et le béton d’aujourd’hui.

Certains ne se souviennent pas de leur rêve, conformément aux statistiques. Mais eux, ils ne le regrettent pas. Je ne les questionne pas comme à mon habitude. N’aborde pas la question du cauchemar récurrent. Hésite à leur parler des rêves lucides. Un supplice de Tantale : certains essaient vainement. Je n’ose pas évoquer l’idée de sortie de corps, ni de promenade astrale. La promenade ici se fait sous le mirador.

Ils vivent au jour le jour, et ce rapport au temps influence chaque nuit. Grignote jusqu’aux possibles de l’espace onirique. Se projeter hors d’ici, l’inconscient l’interdit, à en croire l’un d’entre eux.

Je leur parle de l’expérience de Charlotte Beradt, Rêver sous le IIIe Reich, sur les 300 rêves collectés à Berlin, beaucoup traitaient de la censure et de la perte de l’intimité. Dedans les murs s’effritaient fréquemment ; pour ces prisonniers les murs poussent.

Dans le film Rêver sous le capitalisme, on voit la souffrance salariale. Dans le rapport aux rêves qu’ont ces hommes, je sens la douleur carcérale. La privation de liberté creuse en sillon des plaies mentales que rien ne semble cautériser. Ici, se vit une boucle, un espace-temps en boucle. Les fragments du réel, les morceaux de quotidiens que l’on retrouve dans les rêves, aucun d’entre eux ne souhaite la nuit y être soumis. Le rêve double la peine : la nuit quand ils s’endorment ils n’espèrent pas rêver.

L’un d’entre eux note ses rêves chaque jour. Un autre préfère les oublier. Le rapport aux souvenirs, le rôle de la mémoire, au réveil, en cellule, tous y sont confrontés.

Quelques-uns ont bien voulu écrire un rêve ou un cauchemar fait en prison, raconter une expérience onirique marquante ou récente“.

Le rêve de Giovan :

“Il est assez rare que je me souvienne de mes rêves, et dans mes souvenirs d’avant la détention, ils étaient totalement différents. Je me prenais pour le roi du monde, je m’imaginais être riche, ou être au bras d’une jolie fille, je rêvais de choses banales. Mais ces dernières années, quand je me rappelle de mes rêves, ceux-ci sont totalement différents, voire perturbants quelquefois.

Je me rappelle d’un rêve qui je dois dire est assez récurrent, et qui revient dans des périodes où le moral est en berne. Je rêve de vacances au sport d’hiver avec mon fils, un rêve insignifiant pourrait-on se dire, du ski, des chutes, rien d’irréel, de fantastique, des vacances d’une banalité sans ornements. On pourrait se dire que c’est un rêve commun, sauf que dans ma situation il est très perturbant, par les détails de mes souvenirs au réveil, une tâche en mangeant, un gros mot… Cette impression d’une telle réalité, pourtant incarcéré avant la naissance de mon fils, rien n’est réel et pourtant les souvenirs détaillés sont persistants, et quand je refais ce même rêve, rien ne manque, il est identique comme un souvenir, sauf une mise à jour de mon visage et celui de mon fils d’aujourd’hui, jamais ne je me vois plus jeune, vraiment la même tête. Peut-être est-ce dû au contexte de l’enfermement, la mise à l’écart de la société, l’absence d’une vie normale. Une forme d’isolement temporel où j’ai l’impression que mes rêves me crée des souvenirs inexistants.

Ce qui me perturbe dans ce rêve, ce n’est pas son contexte, mais comment je peux imaginer autant de détails, sans les avoir vécus, ni même de situation similaire, et pourquoi j’ai l’impression que je les ai vécus et non rêvé. Même si en effet dans le passé je suis allé régulièrement au ski, je n’y ai pourtant jamais été avec des enfants et encore moins avec mon fils. On m’a souvent dit que les rêves étaient un mélange de réalité et un peu d’imaginaire, et dans les rares souvenirs que j’ai de mes rêves avant la détention, ils ressemblaient à une réalité un peu fantasmée, alors que depuis mon incarcération, le peu de rêve que je fais et dont je me souviens sont totalement imaginaires, mais d’une réalité déconcertante, comme si l’esprit comblait un vide de réels souvenirs… “

Le rêve de Christophe :

“J’ai rêvé… m’en étonne… m’en souvenir… Quand le sommeil m’attrape, mon cerveau me donne l’impression de se déconnecter, je ne bouge pas d’un iota. Il y une vingtaine d’années, lors d’un réveil trop rapide, plus de son, il a fallu près d’une minute pour que mon audition revienne.

Adolescent je faisais un rêve récurrent. Avec mes parents nous allions en forêt de Verrière promener notre malinois, j’ai 6 ans, quand j’ouvre la porte de la voiture, Buggy cours en direction de la forêt en franchissant un petit fossé de bord de route. Rien d’extraordinaire si ce n’est le lien que je fais avec la plainte de ce voisin qui habitait au quinzième étage, deux au-dessus de notre appartement, et qui se plaignait de notre chien, qui aboyait quand il passait devant notre porte. Les gendarmes ont fini par débarquer et on a dû donner Buggy à une connaissance de la famille.

Pourtant ce matin-là, je m’étonne de ce rêve dont l’émotion reste présente alors que le reste est flou. Réminiscence du passé transposé dans le présent. Alors que mes pensées quotidiennes sont partagés par mon travail, la recherche d’un emploi et d’une possible libération. Mon rêve est orienté famille, celle que j’ai fondé avec mon ex-épouse. Je suis libre, nous revoilà uni, amoureux, nous baladant dans la nature avec notre fille, nous sommes tous heureux dans cette réunion. Parfois j’aime interpréter mes rêves : loin de moi l’idée de revivre avec Annie, mais savoir qu’au plus profond de mes rêves je ne ressens plus de rancœur envers elle, pour en expérimenter les bons souvenirs, m’est agréable. Des années que je n’ai pas vu ma fille et le souvenir de sa joie de vivre au travers de ce rêve me bouleverse, vingt- quatre ans d’une vie qui ne lui a pas épargné grand-chose. Mes rêves s’affranchissent des circonstances de la vie, mais la réalité me rattrape vite“.

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