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France : ce que le confinement nous a fait vivre doit nous interroger sur la prison

La crise du coronavirus nourrit un immense espoir pour les prisons. Alors que la population a été enfermée, il n'y a jamais eu de moment aussi propice pour remettre en question la prison, cette “humiliation pour la République”.

Le 30 janvier 2020, dans un arrêt logique que l’on peut aussi qualifier d’historique, la Cour européenne des droits de l’homme, saisie de 32 requêtes individuelles, condamnait la France pour traitements inhumains et dégradants en raison de conditions de détention insupportables dans une démocratie digne de ce nom, conséquence de ce qu’elle identifiait comme un “problème structurel” d’une politique pénale française en capilotade: la surpopulation carcérale.

Au 1er janvier 2020, 70.651 personnes étaient détenues dans les prisons françaises, dont 21.075 en détention provisoire, pour un parc opérationnel de 61.080 places. Mi-mars, le taux d’occupation des prisons était de 119%, avec de fortes disparités en fonction des établissements et une situation plus critique encore dans les maisons d’arrêt, où sont détenus les prévenus en attente de jugement. Entre le 16 mars, début du confinement, et le 6 mai 2020, près de 13.000 détenus ont été libérés, réalignant la réalité pénitentiaire avec le principe d’un encellulement individuel garanti depuis 1875 dont, à force, on avait fini par oublier depuis quand il n’était plus respecté. Cette réalité nouvelle –et historique– s’explique par un double mouvement de diminution des entrées en détention et d’accroissement des sorties anticipées, conséquence de la congélation de l’activité judiciaire et de la politique volontariste de “déconfinement carcéral” mise en œuvre dans le cadre de la crise sanitaire. Pour la première fois depuis plusieurs décennies, les prisons françaises connaissent aujourd’hui un taux d’occupation global inférieur à 100%.

“A l’issue de l’enfermement de toute la population, les prisons, elles, étouffent moins qu’avant.”

Les similarités qu’entretiennent la prison et le confinement sont curieuses. La prison demeure un confinement institutionnel. Le confinement instaure une prison métaphysique. Dans les deux cas, l’effort vestimentaire n’est plus. Pourtant, tous les deux revêtent le même accoutrement: l’habit de la contrainte physique. Dès lors, la question de l’enfermement, comme suppression de la liberté individuelle dans l’acception restrictive qu’en fait le Conseil constitutionnel, s’est diffusée quasi inconsciemment dans l’ensemble des foyers et des cerveaux de la population, pour qui le domicile est devenu une véritable “maison d’arrêt”. Le mot d’Alexandre Dumas selon lequel “tout le monde est le prisonnier de quelqu’un, ou de quelque chose” bouillonne d’actualité.

Décidé compte tenu de la dangerosité supposée de chacun pour tous, notre propre enfermement nous donne à concevoir l’impuissance, l’ennui et la résignation qui sont ceux des détenus, des étrangers retenus et des patients en HP, avec leur cortège d’angoisses et de sanglots étouffés. Puis, ressortant dans la rue à l’issue de cette période de confinement, comme à la sortie de prison, nous expérimentons, de façon stridente, les conséquences mortifères d’un isolement prolongé: repères sociaux brouillés, effritement du rapport à la société, difficulté de se sentir partie d’un tout. Les raisons de l’enfermement comme punition –ou comme mesure de sûreté, comme c’est le cas de la détention provisoire– sont-elles parfaitement claires à nos yeux, acquises à notre conscience?

Dans l’histoire récente, la société n’a peut-être jamais eu de moment aussi idoine que celui que nous vivons pour rendre compte de l’opportunité d’un débat raisonnable –philosophique, sociétal et sociologique– sur la prison comme mesure, comme institution et comme paradigme. À l’instar d’autres domaines où, de façon inédite, elle a joué et continue d’œuvrer comme catalyseur de changement, la crise sanitaire nourrit un immense espoir pour les prisons. Elle génère paradoxalement une occasion unique de ne pas recommencer comme avant où, des décennies durant, par indifférence ou irresponsabilité, nous avons laissé la situation empirer de réforme en réforme, enfermant, entassant, surchargeant incessamment. Elle doit susciter une prise de conscience massive: celle de l’obsolescence de la prison en tant que réponse pénale systématique (ou systémique).

“Ressortant dans la rue à l’issue de cette période de confinement, comme à la sortie de prison, nous expérimentons les conséquences mortifères d’un isolement prolongé: repères sociaux brouillés, effritement du rapport à la société, difficulté de se sentir partie d’un tout.“

Dans son arrêt du 30 janvier dernier, la CEDH appelait la France à prendre des mesures pérennes permettant la “résorption définitive de la surpopulation carcérale”. Le durcissement continu de la législation pénale, la course entêtée à la construction de nouvelles prisons (15.000 places supplémentaires prévues d’ici 2027) et l’obsession sécuritaire ont empêché de réfléchir à des alternatives intelligentes à l’incarcération. Mais c’est la prison, sa signification, son modèle actuel qui ne sont plus pensés, faute de courage politique ou produit de la désertion des esprits. Depuis 2001, le nombre de détenus a cru de 48%, sans rapport avec la démographie ou l’évolution de la délinquance; et de 47.000 places de prison en 2002, la France en compte désormais près de 60.000. Réponse pauvre et radicale, souvent simpliste, à des situations complexes, la prison à tout prix –dont on connaît les effets néfastes– a montré son échec et signé, conséquemment, la déroute de la politique pénale des trente dernières années. En forçant la libération de personnes dont l’incarcération ne semblait finalement pas si impérative qu’elles doivent être maintenues sous clé coûte que coûte, la crise sanitaire révèle puissamment que l’inflation carcérale n’a rien d’une fatalité.

Conforme au discours important qu’Emmanuel Macron livrait le 6 mars 2018, alors que les prisons étaient secouées par un mouvement de protestation des surveillants pénitentiaires sans précédent depuis trente ans, le plan présenté pour les prisons en septembre 2018 avait pour objectif de “redonner du sens à la peine”. La loi du 23 mars 2019 a marqué un premier pas en abolissant les peines inférieures à un mois, en favorisant le bracelet électronique et le TIG pour celles inférieures à un an et en créant une peine de détention à domicile. L’étape suivante doit être celle de la refondation de la prison. Les promesses ne manquent pas: détention électronique, semi-liberté, prison ouverte comme dans les pays nordiques. Au-delà de mesures urgentes pour contenir la densité carcérale –comme l’amnistie des peines prononcées il y a plus d’un an et non exécutées à ce jour, ou l’instauration d’un numerus clausus qui consisterait à ce qu’il n’y ait jamais, dans aucun établissement pénitentiaire, plus de détenus que de possibilités d’incarcération–, c’est le rôle assigné à la prison, sa place dans l’échelle des peines, le sens de l’enfermement que nous croyons nécessaire d’interroger à plus long terme. C’est un nouveau regard individuel et collectif sur la question de la punition, de l’enfermement et de la réhabilitation que l’intérêt général commande de poser. Une réflexion ambitieuse sur le sens de la peine, qui ne soit pas réduite à la seule question du nombre de places disponibles en prison, mais fondée sur la rationalité pénale et sur une vision humaniste et libérale de la justice et de la sanction.

“L’expérience du confinement doit susciter une prise de conscience massive: celle de l’obsolescence de la prison en tant que réponse pénale systématique (ou systémique).

“Lorsqu’il est question de modifier le régime de l’emprisonnement, le blocage ne vient pas de la seule institution judiciaire; ce qui résiste, c’est la prison avec toutes ses déterminations, liens et effets, relais dans un réseau général des disciplines et des surveillances. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne peut pas être modifiée, ni qu’elle est une fois pour toutes indispensable à un type de société comme la nôtre”. Ces lignes de Michel Foucault, qui n’ont rien perdu de leur actualité, questionnaient le principe même de la prison en tant qu’institution chargée de punir, elle suppose l’exercice d’une contrainte qui, avant d’agir sur l’idéologie, s’impose au corps par l’imposition physique d’attitudes ou d’usages.

En creux résidait aussi cette idée que la prison résulte d’un choix social et politique que nous n’osons plus remettre en cause. À cet égard, si l’optimisme invite à croire que l’avenir ne se construit pas sur les ruines du passé, c’est en nous retournant en arrière que nous mesurons la longueur du chemin restant à accomplir. En 2000, le Sénat parlait des prisons comme d’une “humiliation pour la République”. Vingt ans plus tard, à l’issue de l’enfermement de toute la population, les prisons, elles, étouffent moins qu’avant. De même que nous ne croyons pas aux actes manqués, nous ne nous résoudrons pas à considérer qu’il s’agit d’un accident de parcours de la politique pénale.