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France : vers un monde (presque) sans prison ?

“Vidons les prisons !” fut un mot d’ordre lancé sur les réseaux sociaux (le hashtag #ReleaseThemNow) au début de l’état d’urgence sanitaire. Malgré l’ampleur inédite de la pandémie actuelle, cette question a souvent été posée dans le passé. La peur de la contamination traverse toute l’histoire de la prison républicaine. Après de longs débats, la IIIème République opta pour le modèle cellulaire contre les vastes cellules collectives, source de contagion physique et morale. Sauf que cet objectif louable ne sera jamais atteint. Dans un débat public envahi par l’inquiétude et l’insécurité, la surpopulation carcérale n’a cessé de progresser. Au point d’atteindre un pic avant la crise sanitaire que nous vivons (prés de 71.000 détenus pour 60.000 places et 1600 matelas au sol) et de rendre illusoires les mérites de la cellule individuelle sans cesse invoqués depuis lors.

Il n’est pas étonnant que face à l’avancée du Covid-19, la première réaction fut d’imposer aux détenus un surcroit de discipline collective (promenade confinée, suppression des parloirs…) ce qui a entrainé les premières mutineries. Comment supporter un isolement aussi punitif pour une population pénale dont on connaît le taux élevé de suicides et de troubles mentaux ? Assez vite, une politique hygiéniste s’est imposée : faire baisser la densité carcérale, demander aux tribunaux d’éviter les courtes peines et placer en libération anticipée les détenus en fin de peine. Ce qui revient à admettre, au fond, que la prison est dangereuse et la liberté salutaire. L’épidémie bouleverse ainsi notre aversion au risque qui n’est plus incarné par la délinquance mais par un virus. En sorte que presque 10 000 détenus ont été libérés même s’il faudrait aller plus loin. Cette politique de prévention efficace - à ce jour, on compte un détenu décédé en France - nous rapproche de l’Italie mais nullement des Etats-Unis et sans doute de la Chine, faute de chiffres fiables.

Voilà pourquoi la comparaison souvent faite avec la dernière guerre n’a guère de sens de ce point de vue. A aucun moment le régime de Vichy n’a relâché sa poigne répressive. Entre 1941 et 1942, les prisons ont été des foyers d’infection. A Riom, on compte 120 morts au premier trimestre 1941, 182 à Poissy l’année suivante…On évalue à 20% le taux de mortalité carcérale en 1941 et 1942. Beaucoup plus dans les derniers bagnes où “l’abandon à la mort” fut pratiqué au point que Robert Badinter évoque un crime contre l’humanité. C’est lorsque les villes furent menacées par une épidémie d’origine carcérale qu’on a accepté l’intervention de la Croix Rouge avant que la fureur punitive ne devienne dévastatrice à la fin de la guerre.

Or, voilà que nous enjambons cette période sombre pour renouer avec une promesse faite il y a plus d’un siècle : l’encellulement individuel proclamé en 1875 et réaffirmé en vain depuis lors. Pourtant cet objectif ne convainc guère. La prison cellulaire – le précédent de la guerre le montre - ne nous prémunit guère à elle seule des épidémies d’aujourd’hui et de demain. On peut même dire qu’elle condense toutes les contagions carcérales dans l’histoire pénitentiaire - maladie, récidive, mutineries… Combien de temps ce discours réformiste sur la prison masquera-t-il son échec ? Sans doute faudra-t-il que la politique réductionniste actuelle ne soit pas un feu de paille. Ni un choix de gestion de flux imposé par l’état d’urgence sanitaire. Ni une criminologie de guerre valable seulement en période exceptionnelle. Au contraire, une fois le confinement levé, nous devrions maintenir l’idée que la détention est l’exception et la liberté la règle en pensant à ce moment où plusieurs milliers de détenus ont été libéré sans mettre en danger notre sécurité. Il ne tient qu’à nous de transformer un paradoxe né d’une circonstance exceptionnelle en un rappel d’un droit fondamental.

Car si l’incarcération est la réponse momentanée à une réprobation collective, cette finalité n’est que le premier temps de la peine. Au-delà, il y a le sens que nous lui donnons dans la durée. Sans cela, la cellule ne serait qu’un mur perpétuel. Si les murs tombent, les portes de la liberté s’ouvrent. Un travail modeste est un premier pas. Un hébergement, souvent dû à des liens d’amitiés, un second. Une compagne ou une famille devient un bonheur inespéré. Une vie de couple ou une foi religieuse permettent de renouer avec une vie vivante. Démarche qui n’est pas simple et demande d’être préparée et soutenue. Ce que font actuellement, même si nul n’en parle, les acteurs de la probation. Car si la peine est une souffrance, la réinsertion est une épreuve.

Dans son Journal de Prison mis en accès libre par la revue Esprit, Emmanuel Mounier raconte sa détention entre janvier et février 1942 marquée par une éprouvante grève de la faim. Il mesure pour la première fois sur les visages de ses codétenus la vacuité du temps incarcéré. Il dédie sa volonté de “vaincre à corps perdu” à un peuple persécuté sans être certain que ce combat change cette immense indifférence à ces “malades sociaux”, signe cruel de notre échec. “Jeûner treize jours, écrit-il, le 6 juillet 1942, sans d’autres tourments que celui d’un acte qui, en durant, bouscule les jardins taillés de la conscience.” A notre tour, nourri par notre propre expérience quotidienne de la claustration, saurons-nous porter un regard moins uniformément carcéral sur la peine ? Et bousculer la frontière épaisse qui nous sépare de cet “autre” que l’on châtie faute d’y voir un “semblable” qu’il faut réintégrer.