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Turquie : "je n’ai jamais connu de période aussi désespérante pour la défense des droits humains"

Eren Keskin, avocate défenseur des droits humains, nous fait part de ses craintes pour la situation en Turquie après le coup d’Etat manqué du 15 juillet 2016.
A l’heure où nous publions cette interview, il semblerait que les derniers bastions de l’opposition en Turquie soient tombés. Le 31 octobre 11 journalistes d’un des derniers quotidiens d’opposition Cumhüriyet étaient détenus, deux d’entres eux ont été relâchés par la suite. Neuf journalistes sont à l’heure actuelle en détention provisoire. Quinze médias, pour la plupart basés dans le sud-est de la Turquie, et y compris le seul journal national de langue kurde et une agence de presse kurde dirigée par des femmes, ont été fermés pendant le week-end qui précédait ces détentions, démontrant ainsi la volonté du gouvernement de faire taire toutes les voix dissidentes. Après les purges au sein de l’appareil judiciaire, de l’armée, de la police, de l’enseignement, des medias et du monde des affaires, les partis politiques d’opposition sont visés : dans la nuit du 3 au 4 novembre 12 députés du Parti démocratique des peuples (HDP), parti pro-kurde et de gauche, représentant plus de 5 millions d’électeurs, ont été placés en détention provisoire dans le cadre d’une “enquête antiterroriste”, démontrant ainsi que la purge ne vise pas uniquement les sympathisants du mouvement Gülen, mais toute forme d’opposition au gouvernement en place.
Le 11 novembre, le Ministère de l’Intérieur turc annonce la suspension de 370 ONG pour 3 mois au moins. Parmi ces ONG, des associations d’avocats représentant les victimes de la torture, des associations venant en aide aux femmes, aux enfants et aux plus démunis de la société, mettant ainsi en jeu la survie de ceux-ci.

Dans une interview qu’elle nous a accordée il y a peu, une avocate renommée en Turquie, Eren Keskin, nous fait part de ses craintes. Militante très active, membre de l’IHD (Association des Droits de l’Homme), l’une des plus grandes organisations de défense des droits humains en Turquie et ex-rédactrice du journal pro kurde Özgür Gündem, fermé récemment sous l’inculpation de propagande pour un groupe terroriste, elle doit faire face aujourd’hui à 122 poursuites judiciaires.

Où étiez-vous lors du coup d’Etat manqué ? Comment l’avez-vous appris ? Quelle a été votre première réflexion ?

J’étais chez moi à ce moment-là. J’ai cru que tout avait été bombardé. Des avions passaient au-dessus de nos têtes. Franchement, j’ai toujours pensé que tout pouvait arriver en Turquie mais je ne m’attendais pas à une tentative de coup d’Etat de cette ampleur. Tout le monde s’est réjoui de l’échec du coup d’Etat, mais ensuite, nous avons subi le véritable « coup ». La situation actuelle fait dire aux gens « peut-être que si le coup d’Etat avait réussi, ce que nous aurions subi n’aurait pas été si différent ». L’Etat d’urgence a été décrété après le coup d’Etat militaire manqué et de terribles violations de droits humains ont vu le jour. Le gouvernement étant en désaccord avec le groupe qui fut leur allié pour la gouvernance du pays, l’Etat d’urgence a été décrété contre celui-ci. La vérité c’est que l’Etat d’urgence a été décrété contre toute l’opposition.

Tout le monde s’est réjoui de l’échec du coup d’Etat, mais ensuite, nous avons subi le véritable “coup”. La situation actuelle fait dire aux gens “peut-être que si le coup d’Etat avait réussi, ce que nous aurions subi n’aurait pas été si différent”.

Aujourd’hui, tellement de gens sont arrêtés, des journalistes sont en prison, des chaines de télévision et journaux sont fermés. Ils n’ont laissé place à aucune voix dissidente. Nous avons connu le coup d’Etat de 1980, et de nombreuses années ont passé depuis. Ce qui se passe aujourd’hui est inexplicable. Je n’ai jamais connu de période aussi désespérante pour la défense des droits humains.

Auparavant, nous avions un système judiciaire dont nous n’étions pas satisfaits, un système judiciaire biaisé en faveur du militarisme, mais même alors, différentes opinions pouvaient s’exprimer. Il y avait des juges et des procureurs de tous bords, mais aujourd’hui, tout est uniforme. Tous les juges et procureurs s’alignent sur la politique du [Président] Tayyip Erdoğan. Nous n’avons plus confiance en la justice, nous n’avons plus confiance en rien. Chacun se demande “qu’est-ce qui va m’arriver demain ?” et je pense de même. Nous vivons vraiment une période extrême.

Quel but poursuit le gouvernement en répondant de manière brutale à la tentative de coup d’Etat ?

Un génocide politique a pris place. Par exemple, hier, les maires de Diyarbakır ont été arrêtés. Peut-être que demain des députés seront détenus et manifestement cette politique alimente la guerre civile. Je pense que Tayyip Erdoğan est conscient qu’il n’est aucunement soutenu par les forces internationales. Pour cette raison, il doit renforcer son pouvoir de l’intérieur. Une grande partie de la population soutient sa politique, une population qui devient de plus en plus nationaliste, raciste même, et fanatique, et il compte sur le pouvoir de cette population. C’est pour cette raison que nous, les Kurdes, et en général toutes les voix critiques, sommes ciblés. Sa colère et son isolement international sont des éléments importants. Il craint la création d’un état Kurdistan. Le mouvement kurde est légitimé par les forces internationales, cela le met mal à l’aise.

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