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Suisse : dans l’enfer de l’incertitude carcérale

Un détenu vaudois, interné en raison du risque de récidive lié à ses troubles de la personnalité, témoigne de la difficulté de cet enfermement sans limite. Récit d’une rencontre derrière les barreaux.

Ce lundi d’octobre, le soleil inonde encore les rives du lac de Neuchâtel et fait briller les couleurs de l’automne. Nichée entre les vignes, la petite gare de Gorgier-Saint-Aubin marque le terminus de cette balade bucolique. Il suffit d’un regard vers le haut de la colline et vers l’imposante bâtisse entourée de barbelés pour revenir à la dure réalité du monde. C’est l’EEPB, ou Etablissement d’exécution des peines de Bellevue.

La prison de Gorgier, pour les intimes, avec son niveau de sécurité élevée et ses détenus aux profils complexes, “y compris des personnes considérées comme dangereuses”.

Kevin, de son prénom fictif, fait partie de ces pensionnaires dits à risque. Enfermé depuis une décennie, soumis à une mesure d’internement à durée indéterminée, le Vaudois, 36 ans, ne sait rien de ce que lui réserve son avenir carcéral. Il témoigne de la difficulté à tenir le coup avec une sanction sans limite. “Le plus éprouvant, c’est l’incertitude. Ne jamais avoir de date, ne jamais voir le bout du tunnel. J’ai le sentiment d’étouffer.

Un sévère regard
Point besoin de long discours pour comprendre que ce n’est pas la grande forme. Et pour cause. Peu de temps avant ce parloir, Kevin a reçu le préavis de la Commission interdisciplinaire consultative du canton de Vaud. Cet aréopage, mixture de spécialistes à la réputation particulièrement sévère, se penche sur les demandes de libération conditionnelle ou les changements de mesure concernant les délinquants nécessitant une prise en charge psychiatrique. Sans surprise et aussi sans que le principal intéressé ait été entendu, son pronostic est fort sombre.

En substance, cette commission estime que Kevin est toujours habité par ses troubles de la personnalité et que le risque de récidive est élevé dans un contexte similaire aux faits ayant mené à sa condamnation. A l’époque, et alors qu’il habitait en Angleterre, le jeune homme avait tenté de tuer sa compagne à la suite d’une dispute, d’une annonce de rupture et de plusieurs verres. Selon ce même préavis, le détenu évite de se confronter à ses démons, il a peu évolué et reste, dans ces circonstances, assez imperméable à une thérapie.

Le courage de l’expert
Pour Kevin, c’est un véritable coup de massue. Cet avis très négatif risque de doucher les espoirs nés de la dernière expertise psychiatrique, qui relève des fragilités certaines mais souligne aussi une évolution favorable. Lors de son audition par le juge d’application des peines et mesures, le 22 mars 2018, le Dr Rigobert Hervais Kamdem allait encore plus loin: “Mon intime conviction d’évaluateur me fait arriver à la conclusion que la collectivité ne serait pas menacée si ce détenu passait directement à une mesure 59 al.2 CP [un traitement dans une institution qui ne soit pas une prison]. Ce qui est important, c’est qu’il y ait un cadre bien défini. Ses relations avec la gent féminine devraient être bien contrôlées.

Face aux craintes d’une récidive, l’expert a cette réponse désormais rare dans l’ambiance sécuritaire du moment: «L’intérêt d’un foyer ouvert est de permettre la confrontation aux risques, dans un cadre qui permettrait une réduction de tels risques.» Et de conclure: “Je pense qu’il faut que les choses avancent vite, mais aussi d’une façon prudente. Il ne faut pas qu’il revienne en arrière. C’est pour cela que je soutiens sa formation universitaire. Pour vous répondre, le passage en foyer ouvert doit pouvoir être entrepris immédiatement.

L’absurde régression
Huit mois plus tard, force est de constater que rien de tout cela n’a été mis en œuvre. Pire. Les conditions de son enfermement se sont péjorées. Après avoir été transféré de la prison tessinoise de La Stampa, où il avait bataillé pour commencer des études de philosophie, au pénitencier fribourgeois de Bellechasse, il a échoué à la prison de haute sécurité de Gorgier. «On m’a dit que ma formation était trop lourde pour cet établissement et que je n’aurais pas les outils informatiques nécessaires pour passer les examens. Dans ces conditions, je vais perdre bientôt tous mes crédits, faute d’avoir terminé les épreuves dans le délai imparti», regrette Kevin.

Les multiples courriers de Mes Yaël Hayat et Guglielmo Palumbo à l’Office d’exécution des peines et au juge, pour rappeler les recommandations de l’expert, dénoncer les lenteurs de la procédure et le maintien de leur client dans “les ténèbres d’un espace absolument fermé”, sont restés lettre morte. Ou presque. Le 5 octobre dernier, l’Office d’exécution des peines dit avoir transmis le dossier au pénitencier de Saint-Jean, au Landeron, “en vue d’une éventuelle admission”. Cet établissement possède un secteur ouvert et un secteur fermé. Le même courrier précise que Kevin devra de toute façon passer par la phase du secteur fermé. L’avis de la commission est joint pour souligner que moult étapes restent à franchir.

Cette régression depuis son départ du Tessin, qui met en péril ses études et donc son processus de réinsertion, Kevin la ressent comme particulièrement injuste. “Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans ce système. A un moment donné, il faut pouvoir faire confiance aux gens.” A ses proches, il a fait la promesse de s’accrocher, mais on le sent au bout du rouleau.

Souvenirs d’Angleterre
L’interné se rappelle les débuts de son incarcération. Condamné à une peine d’une durée indéterminée aux fins de protection de la population avec un minimum de 4 ans et 8 mois, il a passé près de cinq ans dans une prison du Yorkshire avant son transfert.
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Apprendre la patience
Certes, le Vaudois peut comprendre les craintes des autorités face à la récidive et les enjeux politiques qui en découlent. “Ce que j’ai commis n’aurait jamais dû arriver et je ne le referai jamais. Je ne veux plus de cette violence et je ne veux plus faire souffrir quelqu’un. Je n’ai jamais pu dire mes regrets à la victime. Je ne l’ai jamais revue et je n’ai pas eu l’autorisation de lui écrire.

De cette incarcération, il a aussi su tirer des choses positives. “J’ai renoué les liens avec ma mère. On s’était disputés et la prison nous a obligés à baisser la garde et à prendre chacun une pastille d’humilité.” Avec ses études de philosophie, il est devenu un infatigable dévoreur de livres. “Cela m’a ouvert l’esprit et a permis de donner un sens à l’existence.” Au Tessin, il a appris l’italien. Derrière les barreaux, il a aussi appris la patience. “Tous les problèmes peuvent prendre des proportions incroyables. Il faut savoir entendre et tolérer les autres.” Enfin, Kevin s’est fait quelques vrais amis.

Avec son actuel voisin de cellule, un gérant de fortune genevois lourdement condamné pour avoir fomenté l’assassinat finalement manqué de sa femme, il discute des nouvelles du monde. Avec d’autres détenus, il s’entraîne en salle de gymnastique. Le reste du temps, soit huit heures par jour, il travaille à l’atelier et doit compter des petites pièces d’horlogerie avant de les placer dans un sachet. Avec son salaire de 260 francs net par mois, il achète de la nourriture et des livres.

Une petite lucarne?
Son avenir, Kevin ne l’imagine même pas.

“On ne rêve plus, ça fait trop mal. En fait, je veux des choses simples.”

Une partie de la réponse se trouve encore entre les mains de la justice. La procédure d’examen de la libération conditionnelle de l’internement, voire d’un changement de la mesure au profit d’un traitement institutionnel, est en cours devant le juge d’application des peines et sera prochainement close.

De l’avis du Ministère public, incarné dans cette affaire par la procureure Magali Bonvin, les considérations de l’expert, lequel évoque la possibilité d’une récidive dans un contexte donné et souligne l’importance de maintenir un cadre, font résolument obstacle au prononcé d’une libération conditionnelle.

Par contre, le parquet ne s’oppose pas à ce que le tribunal soit saisi pour “analyser la pertinence” de la seconde option, soit le passage à une mesure thérapeutique. Une petite lucarne qui pourra, peut-être, redonner du courage à Kevin. Me Hayat le sait que trop bien:

Dans ces circonstances, il faut une volonté inouïe pour rester connecté à la vie et croire encore en un lendemain.

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