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France : pourquoi la crise sanitaire révèle les dysfonctionnements du “tout carcéral”

En prison aussi, des mesures de confinement ont été prises. Comme nous l’explique François Bès, coordinateur du pôle enquête de l’Observatoire international des prisons (OIP), la crise sanitaire a très durement frappé les personnes détenu·es et a mis plus que jamais en exergue les limites de notre système judiciaire basé sur le “tout carcéral”.

Parce que la prison n’est pas un monde en dehors de la société, les personnes incarcérées ont, elles aussi, été soumises à des mesures de confinement durant la crise sanitaire. Déjà enfermées en temps normal, elles ont donc vécu un “double confinement” des plus difficiles comme nous l’explique François Bès, coordinateur du pôle enquête de l’Observatoire international des prisons (OIP), pour qui cette crise a été un révélateur de plus des dysfonctionnements engendrés par notre système judiciaire du “tout carcéral”. Il revient pour les Inrockuptibles sur la gestion de cette pandémie dans les établissements pénitentiaires et dénonce notamment l’absence d’accès aux masques pour les détenu·es.

Comment analysez-vous le fait que les personnes détenues n’aient pas accès à des masques en prison, comme vous le dénoncez dans un communiqué commun avec Médecins du monde et l’APSEP ?

François Bès - Il y a deux choses : à l’image de ce qui s’est passé dans toute la France, il y a eu une grande pénurie de masques au début de la crise sanitaire. La prison n’a pas été épargnée et par exemple, les surveillants n’en avaient pas non plus au début de la pandémie. Dans un second temps, quand les masques sont finalement arrivés, ce n’était pas en grand nombre, et la direction de l’administration pénitentiaire a décidé que seraient privilégiées les personnes naviguant entre l’intérieur et l’extérieur, c’est-à-dire les surveillants et les soignants. Au début, seuls les surveillants au contact des personnes détenues en ont bénéficié, avant que l’accès soit petit à petit étendu aux autres.

A côté de cela, l’administration a continué à dire aux détenu·es qu’ils et elles n’avaient pas le droit aux masques. Ce n’est que tout récemment, avec le déconfinement et la réouverture des parloirs, que l’administration a donné l’accès à des masques, dans le cas de visites avec des gens de l’extérieur. Mais cela ne répond pas du tout aux problèmes liés aux autres aspects de la vie en détention : les personnes détenu·es ont continué à aller en promenade, à se croiser, à se retrouver dans des endroits confinés : par exemple, pour aller en promenade, il y a des sas d’attente le temps que les surveillants ouvrent les portes, etc. Il y a donc une réelle promiscuité, que l’administration pénitentiaire a essayé de limiter en réduisant le nombre de personnes allant en promenade en même temps. Mais nous recevons des témoignages de détenus qui racontent par exemple comment, un jour où il y a eu un énorme orage tandis qu’ils étaient en promenade, ils se sont tous retrouvés entassés sous un préau en attendant qu’un surveillant leur ouvre la porte.

Donc aucun·e détenu·e n’a accès à un masque ?

Les masques ne sont donnés qu’au moment du parloir. On sait également que les personnes détenues travaillant en atelier pour fabriquer des masques en reçoivent sur leurs heures de travail, idem celles faisant du service général - faire le ménage, distribuer la nourriture, etc. Par ailleurs, concernant le déconfinement et a fortiori la reprise des activités scolaires, des ateliers de travail, etc., le ministère de la Santé a dit dans une note publiée le 19 mai qu’“en cas de reprise d’activités collectives en détention, celles-ci doivent se dérouler par petit groupe : privilégier un nombre réduit de personnes (personnels pénitentiaires/intervenants inclus) avec distanciation physique d’au moins 1 mètre, et port de masque pour les personnes détenues”. Cette note dit également que “comme en population générale, certaines situations peuvent nécessiter le port du masque “grand public” des détenus, sans que cela ne remplace le respect strict des mesures barrières et de la distanciation physique d’au moins un mètre”.

Mais en tout cas, selon les témoignages que nous ont livrés jusqu’ici des personnes détenues, elles n’ont pas la possibilité de “cantiner” des masques, c’est-à-dire en acheter, alors que cela pourrait être une solution. De même que l’on pourrait imaginer qu’à l’image des personnes dehors, les détenu·es puissent en recevoir gratuitement de la part de leurs municipalités ou de l’administration pénitentiaire. On ne sait pas pourquoi ça n’est pas possible, et nous avons saisi la direction de l’administration pénitentiaire, qui ne nous a ni répondu ni donné une justification. C’est très inquiétant : toute personne peut avoir envie, que ce soit pour protéger les autres ou pour se protéger soi-même et se sentir rassuré, de bénéficier d’un masque. Et il n’y a pas de raison que les détenu·es ne puissent pas bénéficier de ce droit - sans que ce soit une obligation, qui est une tendance dans le milieu carcéral -, au même titre que la population générale : c’est une question de santé, on a le droit aux mêmes mesures de soin que la population générale quand on est détenu·e, c’est dans la loi. Ces mesures barrière devraient donc être absolument mises en place.

D’autant que des personnes détenues ont été amenées à fabriquer des masques pour le reste de la population…

En effet, et cela montre une fois de plus le manque de considération que peut avoir l’administration pénitentiaire pour les personnes détenues. D’autant que la situation pourrait vite devenir catastrophique : pour l’instant, la prison a certes été touchée par le Covid-19, mais pas énormément. Mais du fait de la grande promiscuité de ces établissements, au même titre que les abattoirs ou les Ehpad par exemple, il y a énorme risque de contagion potentielle.

D’après les témoignages que vous recevez, comment les détenu·es vivent-iels cette crise sanitaire ?

La période de confinement a été très difficile à vivre, et je tire mon chapeau à toutes les personnes détenues d’avoir supporté tout cela. D’une part, les activités ont cessé du jour au lendemain. Par conséquent, hormis l’accès à la promenade, il n’y avait plus rien : plus de parloirs - mais il faut tout de même souligner le fait que l’administration a donné des crédits téléphoniques de 40 euros aux détenu·es dont les proches avaient des permis de visite -, plus de visiteurs de prison, plus d’activités… L’accès au sport a été supprimé dans la plupart des prisons, à quelques exceptions près. Cela a donc été un double confinement pour les personnes détenues : non seulement elles sont enfermées, mais il y a eu en plus le confinement à l’intérieur de la prison, où toutes les mesures type désinfection des poignées de porte n’étaient pas faites, ou alors très peu et en fonction des établissements. Idem, certaines cellules, très vétustes et où vivent parfois trois détenu·es dans 9m2, sont impossibles à aérer alors que c’est recommandé. De même que si du savon a été distribué, le gel hydroalcoolique est interdit pour les détenu·es étant donné que l’alcool n’est pas autorisé en prison - avant le confinement, la compagne d’un détenu a voulu lui donner des masques et du gel, ils ont été confisqués. Il y a donc des détenu·es qui, par peur, n’ont pas mis un pied en promenade depuis le début du confinement, et sont donc restés 24 heures sur 24 dans leurs cellules, sans parloirs. C’est extrêmement difficile, d’autant plus sans pouvoir voir ses proches. D’ailleurs, à l’heure actuelle, les autorités n’ont toujours pas tranché sur la question de savoir si la visite d’un·e détenu·e, incarcéré·e à plus de 100 kilomètres, représentait ou non un “motif familial impérieux”.

Un autre aspect problématique concerne le fait que les soignants ont été quasi exclusivement mobilisés sur la question du Covid, les autres soins courants et consultations ont donc été réduits au strict minimum, idem pour les consultations médicales à l’extérieur, cantonnées aux urgences. Tous les soins nécessitant de voir un spécialiste, le dentiste par exemple, ont été arrêtés - hormis dans les très grandes prisons qui ont plus de moyens et de locaux -, ce qui a posé beaucoup de problèmes. Idem concernant les soins psychiatriques, alors même que l’on sait qu’un quart de la population détenue est atteint de troubles psychiatriques, et nécessite un accompagnement. Si les choses redémarrent doucement depuis une quinzaine de jours ; ça n’est toujours pas ça aujourd’hui.

Enfin, un autre point anxiogène de cette crise sanitaire a été le manque d’informations, notamment au début : les surveillants n’avaient pas d’informations à transmettre aux détenu·es. Les mesures de confinement au sein de la prison ont pu être difficiles à comprendre pour les détenu·es dans le sens où les personnes présentant des symptômes ont été confinées, de même que les personnes qui ont été à leur contact, parfois dans les mêmes lieux de confinement… Tandis que les autres étaient un peu plus entassés dans les autres quartiers. Tout cela est extrêmement anxiogène.

Les visites des avocats ont également été perturbées.

Elles étaient en effet possibles, mais dans des conditions telles que ça n’a pas été faisable dans de nombreux établissements : au début, elles se sont fait beaucoup par téléphone, les juridictions ne fonctionnaient quasiment pas… Et ce ralentissement voire arrêt pose aussi problème, notamment pour les personnes en détention provisoire, en attente de jugement : des jugements ont été reportés à des dates ultérieures, sans que les détenu·es ne sachent quand ils auront lieu. Tout cela est très difficile à vivre. C’est la même chose pour les détenus qui avaient entamé des démarches pour des aménagements de peines : puisque les services d’application des peines ont fonctionné au ralenti, les audiences ont été reportées. Nous avons par exemple recueilli le témoignage de détenu·es qui, parce qu’ils avaient un aménagement de peine, devaient bénéficier de la pose d’un bracelet électronique. On leur a finalement annoncé que les poseurs de bracelets ne pouvaient pas venir, donc celle-ci a été reportée.

Des détenu·es qui étaient à deux mois de la fin de leur peine ont pu sortir de prison plus tôt que prévu du fait de cette pandémie. Cette crise sanitaire n’est-elle pas un révélateur de plus de la nocivité de la surpopulation carcérale en France ?

Nous avons en effet demandé au Conseil d’Etat à ce que cette mesure soit étendue, mais notre demande a été rejetée. Cette crise pose en effet vraiment la question du fonctionnement de la justice et de la prison à l’heure actuelle, car on voit bien que les gens qui sont sortis du fait de cette crise, et ils étaient nombreux, n’ont pas mis la France à feu et à sang. Ils auraient donc très bien pu, avant même cette crise sanitaire, finir leur peine en aménagement de peine, chez eux, ou autrement. Cette crise a vraiment mis en lumière ce dysfonctionnement généralisé de la justice en France, avec des gens incarcérés alors qu’ils n’ont rien à faire en prison : on pourrait aménager leurs peines autrement, de façon beaucoup plus intelligente, dans des démarches d’insertion à l’extérieur, tout en étant contrôlées bien sûr. On a un système judiciaire et pénitentiaire qui fonctionne encore sur le tout carcéral à tout prix, alors même que l’on sait que les aménagements de peine ou les alternatives à la prison sont plus efficaces.

Que demandez-vous à l’Etat et à l’administration pénitentiaire ?

Il faut poursuivre ce mouvement-là d’aménagement de peines enclenché dans l’urgence du fait de cette crise sanitaire. Les gouvernements successifs n’ont cessé de dire qu’il fallait résorber la surpopulation carcérale, développer des alternatives, etc., mais rien ne se passait. Et là, en deux mois, on a vu que c’était possible ! Il faut donc vraiment continuer sur cette lancée-là. Ce serait une vraie révolution culturelle dans la justice que de sortir de ce tout carcéral. Maintenant, il faut voir ce qui va arriver derrière : il ne faudrait pas que l’on revienne à la case départ d’ici quelques semaines.