Actualité

France : Lille, une prison dans la prison pour les détenus radicalisés

REPORTAGE. Vingt personnes sont actuellement détenues dans le "quartier de prise en charge de la radicalisation" du centre pénitentiaire de Lille-Annœullin.

Dix détenus dans l’aile droite, dix détenus dans l’aile gauche. Entre les deux, aucune interaction possible. Les fenêtres des cellules individuelles donnent sur une cour intérieure, glacial interstice coincé entre deux murs blancs, à l’écart de la détention classique. Ces fenêtres, qui donnent sur les miradors, et non sur l’intérieur, empêchent également les détenus de communiquer entre eux.

D’ailleurs, dans les coursives aseptisées du quartier de prise en charge de la radicalisation (QPR) du centre pénitentiaire de Lille-Annœullin, seul le silence résonne, parfois troublé par les rondes des nombreux gardiens, tous équipés de gilets pare-lame. Pour ce qui est des sorties de cellule, ces derniers doivent toujours être supérieurs en nombre et font systématiquement passer les détenus par un portique de sécurité. C’est ce que l’on appelle, dans le jargon de la pénitentiaire, un quartier “étanche”.

En France, il n’existe pour l’heure que quatre QPR. Celui de Lille est le premier à avoir vu le jour, fin 2016. À l’époque, Jean-Jacques Urvoas, ancien ministre de la Justice, sonne le glas des “ unités dédiées“ qui regroupaient les détenus radicalisés, au profit d’une prise en charge plus axée sur la sécurité. Le centre pénitentiaire de Lille, construit en 2011, hébergeait déjà une “maison centrale”, un quartier ultrasécurisé dédié aux détenus les plus violents qui revêtait toutes les conditions nécessaires pour accueillir les détenus incarcérés pour “TIS”, entendre ici “terrorisme islamiste”.

En France, 550 personnes incarcérées pour des faits de terrorisme

“Après les attentats, l’idée qu’il fallait les regrouper a vraiment émergé”, explique Mme Rocher, la directrice adjointe du centre pénitentiaire de Lille responsable du QPR. Les unités dédiées sont peu à peu remplacées par des “quartiers d’évaluation de la radicalisation” (QER) qui ont pour objectif “la détection, l’évaluation et le suivi des personnes détenues radicalisées”. Aujourd’hui, l’administration pénitentiaire évalue à 550 le nombre de personnes incarcérées pour des faits de terrorisme en France. Les trois quarts d’entre elles ont d’ores et déjà fait l’objet d’une évaluation dans l’un des six QER que comptent les prisons françaises.

Au terme de cette période d’observation, qui doit déterminer le niveau de dangerosité et de radicalité des personnes détenues, trois solutions existent : l’isolement dans le cas où les personnes sont ancrées dans un processus de radicalisation violente et risquent de faire preuve de prosélytisme, la détention classique pour les détenus qui présentent une “imprégnation idéologique faible” et enfin le QPR. Dans ce quartier, les détenus sont accueillis au minimum six mois, au maximum dix-huit. “Mais, dans les faits, ça se passe rarement comme ça… En six mois, c’est trop complexe d’approfondir la prise en charge”, admet M. Morain, directeur pénitentiaire d’insertion et de probation (DPIP).

“Nous n’essayons en aucun cas de changer leurs pratiques religieuses”

Le quartier de prise en charge de la radicalisation vise en effet des individus “accessibles” à une prise en charge individualisée sur le long terme. “Le détenu doit être dans une volonté de désengagement face à l’acte violent et au prosélytisme”, souligne Mme Rocher. Très prudents, la directrice du centre pénitentiaire et le directeur pénitentiaire insistent néanmoins sur le fait qu’une pratique rigoriste de l’islam ne constitue en aucun cas une “circonstance aggravante” au moment de l’affectation des personnes incarcérées. “Nous n’essayons en aucun cas de changer leurs pratiques religieuses”, insiste M. Morain. Et la directrice d’ajouter : “Aucune religion n’est stigmatisée, nous menons un travail important pour leur faire comprendre que c’est la pratique rigoriste violente qui est proscrite”.

Ce travail de longue haleine s’appuie sur une équipe pluridisciplinaire dédiée, composée d’un éducateur et d’un psychologue. Les 20 détenus sont également suivis par un conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation tout au long de leur séjour. “Nous sommes très attentifs aux discours qu’ils adoptent, il y a des facteurs de risques statiques et dynamiques qui nous permettent de constater une éventuelle dangerosité”, note Sébastien [1], conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation au centre pénitentiaire de Lille. Tous les mois, l’équipe pluridisciplinaire se réunit pour évoquer chacun des cas. “L’évaluation est continue”, prévient M. Morain.

“La routine est l’ennemi de la détention”

Au quotidien, ce sont les surveillants pénitentiaires - tous volontaires pour travailler dans ce quartier - qui sont chargés d’observer les détenus. Ces derniers ont accès à de nombreuses activités qui permettent de constater leur évolution. Contrairement à la vétusté de certains établissements pénitentiaires, le quartier fait bonne figure. Ce mardi de février, ils sont quatre à s’exercer dans une pièce aménagée en salle de sport jouxtant la bibliothèque. Pendant plus d’une heure, deux détenus profitent d’ailleurs des nombreux livres et titres de presse présents. Au préalable, chacun des ouvrages (plus d’une centaine) mis à la disposition des détenus a été minutieusement examiné par l’administration pénitentiaire. Comme pour les cellules, chacune de ces pièces est fermée par une lourde porte dont la serrure est fermée à double tour. Au moment de sortir, les détenus sont encadrés par cinq surveillants et passent tour à tour par le portique de détection. Une chorégraphie parfaitement rodée.

En ce qui concerne les promenades, elles sont organisées dans une cour intérieure dédiée, à l’abri des regards de tous les autres détenus du centre pénitentiaire. Les détenus placés en QPR ne sortent jamais à plus de cinq par cinq et les petits groupes sont régulièrement renouvelés de manière à éviter les réflexes entre détenus.

“La routine est l’ennemi de la détention”, glisse M. Morain. Avant chaque sortie de cellule, le détenu est également tenu de se présenter mains en avant. Coup d’œil dans le caillebotis en métal et palpation sont de rigueur à chaque mouvement. “Il arrive qu’on leur passe les menottes par le passe-plat, mais c’est assez rare”, précise le premier surveillant pénitentiaire de l’aile droite du QPR.

Le QPR, un “sas” pour les détenus

Selon l’administration pénitentiaire, 80 % des détenus passés par les quartiers d’évaluation de la radicalisation sont retournés en détention classique tandis que 5 % d’entre eux ont été placés à l’isolement. Les 15 % restants ont ainsi été dirigés vers la centaine de places disponibles en QPR, décrit comme de véritables “sas”. “L’enjeu n’est pas de les garder toute la durée de leur détention”, précise la directrice adjointe du centre pénitentiaire. Pour cette dernière, le séjour en QPR doit rester “provisoire” et permettre aux détenus de réintégrer, à terme, la détention classique.

Au-delà des 20 détenus actuellement pris en charge, 26 autres individus l’ont déjà été depuis l’ouverture du QPR de Lille. Parmi eux, seulement cinq ont été placés à l’isolement quand 21 ont rejoint la détention classique. “Après avoir connu le QPR, beaucoup ont envie de rejoindre un autre régime de détention afin de pouvoir travailler et préparer leur sortie”, affirme Mme Rocher. Alors que 43 détenus condamnés pour des faits de terrorisme doivent être libérés en 2020 (une soixantaine en 2021), tous les regards sont aujourd’hui tournés vers les QPR. “Ce dispositif permet de réellement dénouer le parcours de ces individus”, ajoute-t-elle, “seul moyen”, selon elle, de déconstruire une logique violente et prosélyte, “souvent durablement imprégnée”.

[1] Le prénom a été modifié