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France : "le discrédit de la notion de droits de l'homme est un symptôme inquiétant"

Professeur de théorie politique à l’Université libre de Bruxelles (ULB), Jean-Yves Pranchère est le co-auteur avec sa collègue de l’ULB, Justine Lacroix, d’un salutaire et décapant essai, Les droits de l’homme rendent-ils idiot ? (Seuil, 2019). Ils y expliquent comment le fait de se réclamer d’une conquête politique majeure – les droits de l’homme - est désormais une injure très répandue, bien au-delà de la seule extrême droite, et une martingale pour gagner des élections.

Usbek & Rica : Comment le terme « droit-de-l’hommiste » est-il apparu dans le débat public et comment expliquer son succès ?

Jean-Yves Pranchère : C’est difficile à dire avec certitude. Certains l’attribuent à Jean-Marie Le Pen, mais nous manquons de sources sur ce point. En tout cas, sa diffusion s’est vite élargie. Ce terme a été utilisé aussi bien par Nicolas Sarkozy que par Hubert Védrine ou Jean-Pierre Chevènement (qui ne se rendait pas compte qu’en reprenant ce terme il renouait avec la dénonciation de la Révolution française par Burke).

Justine Lacroix et moi considérons en tout cas cette expression comme un symptôme d’un inquiétant discrédit de la notion de droits de l’homme. Son succès tient à la facilité qu’elle donne de disqualifier les droits de l’homme sans expliquer ce qui est récusé au juste, ni assumer les redoutables conséquences de cette disqualification. On dit ne viser sous ce terme qu’un usage “excessif” des droits de l’homme, mais la nature de cet excès est indéterminée : que veut dire le reproche de trop respecter les droits de l’homme ? Parler ainsi revient de facto à attaquer l’État de droit.

“L’abandon des droits de l’homme va de pair avec l’incapacité à affronter les exigences fortes de la justice sociale et écologique”

Cette stratégie rhétorique est souvent utilisée à l’international, par exemple pour dénoncer la deuxième guerre d’Irak ou des conflits dont le véritable objet est les hydrocarbures. Mais précisément, ce véritable objet montre qu’il n’est pas sérieux d’attribuer à un prétendu “droit-de-l’hommisme” des interventions de type impérialiste, qui sont souvent critiquées par des puissances elles-mêmes impérialistes, comme la Russie ou la Chine. Un usage hypocrite et incohérent du langage des droits de l’homme n’est certainement pas la même chose qu’une défense radicale de ceux-ci ! En l’occurrence, une véritable défense des droits de l’homme en matière internationale serait souhaitable ; elle ne permettrait pas de faire cyniquement des affaires avec la Chine qui persécute les Ouïghours, par exemple, ni de promouvoir le libre-échange au détriment des droits de l’homme. Dénoncer le droit-de-l’hommisme, au lieu de s’en prendre au cynisme, n’est au fond qu’une posture qui permet de jouer au plus malin, à l’esprit supérieur “à qui on le fait pas”, quand on ne fait en réalité que se soumettre à la loi du plus fort et acter sa propre impuissance.

Vous l’avez dit, le spectre de ceux qui emploient l’expression ne cesse de s’élargir. Que penser de l’emploi de cette tournure par Emmanuel Macron dans un journal d’extrême droite comme Valeurs Actuelles ?

J’y lis un symptôme parmi d’autres d’un glissement général vers une tentation autoritaire de plus en plus marquée. Si on tient à donner à cette tentation le nom contestable de “populisme”, alors il faut aussi décrire comme un populisme le discours de la “start-up nation” qui propose une forme de fierté identitaire - la fierté du peuple des “gagnants” - comme seule réponse à l’insécurité sociale. L’abandon des droits de l’homme va de pair avec l’incapacité à affronter les exigences fortes de la justice sociale et écologique : régulation du capital, refus des exemptions fiscales dont jouissent de facto les classes les plus fortunées, lutte contre la ségrégation sociale et territoriale.

Le danger présent, qui est celui de ce que certains nomment la “déconsolidation de la démocratie”, se symbolise dans le choix de Valeurs actuelles comme interlocuteur : le centre du débat se trouve alors placé entre la droite et l’extrême droite — entre un néo-libéralisme décomplexé qui entend donner aux thèmes identitaires une coloration modérée et positive (celle d’un moyen à utiliser avec souplesse selon les besoins de la réussite économique), et un identitarisme agressif, aux relents pétainistes, qui veut défendre un capitalisme national adossé à des pratiques discriminatoires. Un choix aussi étroit ne peut que désespérer un nombre croissant de citoyens.

Dans votre essai, vous expliquez le succès des adversaires des droits de l’homme par une stratégie consistant à dire qu’ils parlent à tous, eux, quand les “droits-de-l’hommistes” ne s’adressent qu’à des minorités ou des communautés : les femmes, les migrants, les LGBT…

C’est une grosse ficelle qui fonctionne électoralement, mais qui est sans fondement. Au sens propre, les droits de l’homme promeuvent l’égalité des libertés de toutes et de tous ; la défense des minorités s’inscrit dans un agenda universaliste et pas dans une indifférence aux besoins de tous. Plus encore, l’opposition entre les droits de l’homme et le Commun vide le Commun de son sens en le privant de son ancrage dans l’égalité des droits. Contre quoi il faut rappeler avec le philosophe Claude Lefort que les droits de l’homme sont la condition nécessaire, quoique insuffisante, de la construction d’un monde commun.

Les critiques des droits de l’homme font comme si ces droits n’étaient que les droits du consommateur égoïste ou de l’individu néolibéral, devenu un entrepreneur de soi qui doit s’ajuster comme un capital à un marché. Or c’est faux. Ce n’est pas pour rien que des penseurs néolibéraux comme Hayek, qui nient qu’il existe un intérêt général distinct de l’ordre du marché, sont aussi des ennemis des droits de l’homme…

On trouve des adversaires des droits de l’homme à la tête de régimes autoritaires sans élections libres (en Russie, en Turquie ou en Chine notamment), mais également à la tête de démocraties libérales où ils se sont récemment imposés, avec Trump, Bolsonaro, Orban, le parti Pis en Pologne ou Salvini en Italie… Comment expliquer ce paradoxe ?

Une hypothèse possible est qu’à partir d’un certain seuil de destruction néolibérale des conditions de l’intégration sociale, il y a porosité entre la dynamique inégalitaire du capitalisme et l’autoritarisme. Il faudrait bien sûr spécifier l’analyse par la prise en compte du contexte de chaque pays. Mais il n’est pas absurde de supposer que la tentation autoritaire peut naître des politiques de recul du droit social qui, depuis des décennies, travaillent à produire ce que le sociologue Robert Castel avait appelé pendant un temps “l’individualisme négatif”, c’est-à-dire une figure purement privative de l’individu désencastré de tout collectif.

Lefort disait déjà qu’une trop grande inégalité des individus dans l’accès à leurs droits sape le sentiment d’appartenance démocratique. Aujourd’hui, vous avez des catégories sociales qui vivent les unes à côté des autres sans habiter le même espace : ceux qui jouissent des moyens d’échapper à l’impôt côtoient les SDF, ceux qui sont maintenus à flot par l’État social côtoient ceux qui en sont exclus (de plus en plus nombreux), ceux qui bénéficient d’une sécurité économique côtoient ceux qui, même s’ils vivent correctement, sont sous la menace de la précarité et du déclassement… Dès lors, l’indifférence au fait que certains soient privés de droits augmente de plus en plus.

Je crois, comme l’écrit le philosophe Patrick Savidan, que nous assistons à une “démocratisation du sentiment oligarchique”. Le vote pour Trump, Bolsonaro et les autres est un vote de gens qui ne veulent pas être déclassés. Ils ne veulent pas rejoindre les discriminés et les exclus. Au contraire, ils veulent aller vers ceux qui réussissent et qui ont le “courage” de parler cyniquement et brutalement. Ils veulent être des gagnants. Cet imaginaire qui motive leurs votes est hostile aux droits de l’homme et profondément inégalitaire. Ils ne croient plus au Commun et voudraient pouvoir fonctionner comme des gated communities, protégés contre les vulnérables. Ils se vivent comme des gagnants dotés d’énergie, de virilité, d’agressivité et d’indifférence au politiquement correct : c’est le substrat du slogan Make America Great Again.

Vous êtes spécialiste de la philosophie politique, pas de la prospective. Mais depuis votre observatoire, pensez-vous qu’on assiste à la fin progressive des droits de l’homme ou bien à leur résurrection ?

C’est très dur à dire. Hélas, on ne peut absolument pas exclure que l’on arrive à une extension des tendances actuelles. Nous voyons se déployer avec succès différentes figures — chinoise, russe, brésilienne, trumpiste — d’un capitalisme illibéral (car c’est le capitalisme qui peut être illibéral, et non la démocratie). Pour autant, ces régimes ne peuvent que buter sur des résistances très fortes : on voit aujourd’hui à Hong Kong ou au Chili que l’illibéralisme ne suscite pas moins de révolte quand il est capitaliste que lorsqu’il est soi-disant “populiste” comme au Venezuela. Quoi qu’il advienne, les régimes qui ne viennent à bout des révoltes qu’avec de fortes répressions sont des régimes faibles. Ce qui n’empêche pas que la situation pourrait hélas s’empirer et s’étendre à l’Europe de l’ouest où, avec le temps, la mémoire des catastrophes du siècle dernier s’est effacée, laissant place à l’illusion de la soutenabilité des régimes autoritaires.

Pour autant, il y a des raisons d’espérer. La puissance du mouvement et du sentiment féministe dans le monde constitue sans doute un contre-feu très puissant au sentiment autoritaire. Aux États-Unis, le retour de la gauche du parti démocrate et le mot d’ordre du Green New Deal laissent espérer un renouveau du progressisme. On se souvient que, à la fin des années 1930, quand l’Europe sombrait sous la vague fasciste, Roosevelt montrait une autre voie ; peut-être les États-Unis vont-ils de nouveau raviver la flamme démocratique. Quoi qu’il en soit, le pessimisme ne nous est d’aucune aide : nous sommes dans l’arène et il faut mener le combat.

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