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France : “La prison, c’est le miroir dans lequel la société ne veut pas se voir”

Directrice de prison pendant plus de 20 ans, Christelle Rotach connaît intimement la réalité pénitentiaire : la surpopulation, la violence, les suicides, la radicalisation. À présent inspectrice générale de la justice, elle publie un témoignage (Directrice de prison, Plon), dans lequel elle expose sans détours son regard sur ce monde clos. Interview, à l’occasion des 26e Journées nationales prisons de la Fédération des associations réflexion action prison et justice (Farapej), du 23 au 30 novembre.

Comment devient-on directrice de prison ?

On vient à ce métier par hasard, du moins pour moi, mais on y reste par choix. Diplômée en droit et en criminologie, j’ai découvert la prison pendant mes études. J’avais peut-être une sensibilité particulière à l’enfermement, mais je n’en ai pris conscience que lors de la rédaction de ce livre avec la journaliste Delphine Saubaber, qui m’a tendu ce miroir. Quand j’avais 11 ans, une nécrose du fémur m’a obligée à rester immobilisée sur un chariot de fer pendant près de un an, avec des poids tirant sur mes jambes. Je suis restée prisonnière de mon corps et de ce chariot. Je l’ai vécu comme une punition et une injustice. La douleur vécue ou observée dans le centre où je suis restée avec d’autres enfants, bien plus gravement malades, m’a marquée et aidée à comprendre la souffrance. Donc, peut-être plus tard, celle des détenus : je suis très empathique, une éponge ! L’expérience de la maladie m’a à la fois endurcie et ouverte aux autres.

Quelles qualités sont nécessaires ?

À la tête d’une prison, il faut gérer deux populations différentes, les surveillants et les détenus. Jouer un rôle d’organisateur et de facilitateur, être cheffe d’orchestre. Commander, mais tâcher de rester juste. Ne pas mettre d’affect avec les détenus, même si certains parfois sont touchants. Ne pas établir de hiérarchie dans la délinquance.

Un directeur doit tout gérer, même des grands criminels. Il n’est pas un juge. Il ne fait qu’exécuter des décisions prises par d’autres. C’est dur.

J’ai parfois été menacée, j’ai eu peur. Dans ce livre, j’ai aussi voulu faire comprendre les difficultés du métier.

La prison, c’est d’abord un univers violent ?

Oui, il existe derrière ses murs un climat général de violence. C’est la réalité des maisons d’arrêt (les établissements pour prévenus, pas encore jugés, ndlr), les seuls établissements dans lesquels j’ai travaillé. C’est un univers en mouvement, où prédominent le bruit et les rapports de forces. La violence verbale, les insultes, dans les deux sens : les détenus sont violents envers les personnels, et les personnels sont violents envers les détenus. Les phénomènes de violence sont exacerbés, car on est là par contrainte. C’est frustrant de dépendre de quelqu’un pour aller et venir ou pour prendre sa douche. Il faut s’exécuter dans la minute.

C’est un monde clos, qui suscite les fantasmes. S’y exercent aussi des violences psychologiques. Dans mon premier établissement, la prison vétuste de Saint-Joseph à Lyon, aujourd’hui fermée, j’ai travaillé dans un bureau sans fenêtre, aux murs décrépits et suintants, avec les rats qui circulaient dans les coursives. Cette obsolescence, c’est une violence en soi. Mais j’ai remarqué que plus les conditions sont difficiles, plus le personnel se serre les coudes. Il existe une extrême solidarité. Et les détenus aussi essayent de tenir. La violence entre détenus est aussi très problématique et répandue.

Quelles solutions y apporter ?

Ce problème de violence est devenu une vraie préoccupation de l’administration pénitentiaire (AP). Depuis 10 ans, elle est tenue à une amélioration, par des objectifs chiffrés : moins de viols, moins de procédures disciplinaires, davantage d’espaces de discussion, etc. Il se passe parfois en détention des choses terribles, difficiles à oublier. Comme cette affaire que j’ai vécue : un jeune homme torturé pendant six semaines par ses deux codétenus sans que le personnel s’en aperçoive, et ressorti de sa cellule défiguré : “Elephant Man” ! Il a porté plainte contre les deux codétenus, pas contre l’AP, mais il aurait pu. Son histoire m’a mortifiée, car je n’ai pas su le protéger.

En 20 ans, vous avez recensé 42 morts dans les établissements que vous gériez.

Oui, essentiellement des suicides. C’est un fléau, même si le système des codétenus de soutien, mis en place avec la Croix-Rouge, est efficace. La population carcérale est fragile. Isolée, marginalisée, avec souvent des troubles psychiatriques. Comment ne serait-elle pas exposée à un risque plus grand ? Je ne dis pas cela pour excuser ou justifier, mais pour expliquer un contexte. Mais je crois que la prison peut rester un lieu d’humanité. Et remplir sa mission de réinsertion. Ou du moins aider à lutter contre la récidive, pour que les sortants de prison ne poursuivent pas leur parcours délinquant. Dedans, on peut aider à travailler sur ce qui a manqué en société. Mais l’administration pénitentiaire ne peut pas tout : le détenu doit aussi manifester sa volonté de s’en sortir.

La surpopulation n’aide pas…

Dans les maisons d’arrêt, elle est très forte, hélas ! J’ai vu ce problème s’aggraver en 20 ans. À Saint-Joseph, j’ai connu des cellules de 9 m2 où l’on mettait jusqu’à cinq détenus, trois sur des lits et deux sur des matelas. J’ai toujours essayé d’éviter les matelas par terre, en doublant les lits. Ne serait-ce que parce que celui qui dort au niveau du sol est en position d’infériorité. Mais il y a beaucoup de matelas au sol dans les maisons d’arrêt en France, car leur taux d’occupation est parfois très élevé. Depuis 30 ans, pour résoudre ce problème, on a développé des programmes immobiliers et construit 30.000 nouvelles places. On a aussi fermé les établissements vétustes et inadaptés.

Mais quel autre remède a-t-on imaginé ?

Aujourd’hui, on essaye de changer de paradigme : faire que la peine de prison ne soit plus la peine étalon. Il s’agit d’inciter les juges à trouver d’autres solutions, pas de vouloir fermer toutes les prisons. Ce n’est pas du laxisme ou de l’angélisme. Car à quoi cela sert-il de mettre quelqu’un en détention pour un mois ou trois mois ? Il perd son travail, son appartement, sa famille parfois, et la société y gagne quoi ? La loi de réforme pour la justice de Nicole Belloubet, garde des Sceaux, votée l’an dernier propose notamment une nouvelle peine, qui sera appliquée à partir de mars 2020 : la détention à domicile sous surveillance électronique (DDSE). Le bracelet électronique existait déjà, mais comme un aménagement de peine. Être en prison chez soi, c’est une véritable peine, pas une mesure douce, notamment parce qu’il faut respecter des contraintes horaires et s’autodiscipliner.

Gérer les détenus radicalisés est une autre difficulté…

Oui, un problème survenu brutalement à partir de 2015. Nous avons tâtonné pour leur prise en charge, c’est vrai. On a hésité entre les regrouper ou les disséminer. Il a fallu enfermer les auteurs d’actes terroristes et ceux qui en faisaient l’apologie. On les a vus déferler, notamment les 500 détenus de retour de Syrie. Ils ont été concentrés sur 70 établissements pouvant les accueillir. Aujourd’hui, un terroriste est d’abord évalué par rapport à sa dangerosité dans l’un des quatre quartiers d’évaluation de la radicalisation, puis est orienté vers un quartier de prise en charge de la radicalisation ou dans un quartier d’isolement s’il est très dangereux. À la Santé, le quartier pour les terroristes radicalisés se nomme le QB3 et compte une quinzaine de cellules. C’est une population carcérale très difficile à gérer, car certains sont instrumentalisés, d’autres instrumentalisent. Aux Baumettes, j’ai aussi dû gérer une affaire de surveillants radicalisés.

Albert Camus disait : « On juge une société à l’état de ses prisons. »

Hélas ! c’est exact. La prison, c’est le miroir dans lequel la société ne veut pas se voir. Mais je crois qu’aujourd’hui on se préoccupe davantage de nos établissements qu’hier. En 2000, Véronique Vasseur, médecin-chef à la Santé, a publié un livre qui a eu beaucoup de retentissement (Médecin-chef à la prison de la Santé, Le Cherche Midi). Son témoignage sur le quotidien carcéral a débouché sur deux commissions d’enquêtes parlementaires. On a enfin accepté de regarder ce qui se passait derrière ces murs opaques. À présent, mon livre ne fait pas de vagues. La vision de la prison n’est plus la même, les gens savent. Il faut l’améliorer, bien sûr. La Santé est le dernier établissement que j’ai dirigé, après sa réouverture en janvier 2019. Sa rénovation montre le progrès : la lumière pénètre davantage, par exemple par des verrières. Les téléphones portables y sont brouillés – et cela devrait être le cas partout bientôt. Ces téléphones, comme la drogue, très présente, hélas ! entrent clandestinement en détention. En revanche, à la Santé, il y a maintenant des points-phones dans les cellules : les détenus peuvent appeler leurs proches quand ils le veulent. C’est un progrès formidable, qui devrait aussi être généralisé.

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