Actualité

France : la justice lost in translation

Ils sont invisibles et omniprésents du début de la procédure au procès : les interprètes et traducteurs sont un rouage incontournable de la machine judiciaire. Mais ils ne sont pas assez nombreux et peu formés et le système D est parfois le seul recours.

Ce sont des maillons discrets, mais incontournables de la procédure pénale : sans leur truchement, la justice ne peut se faire. Comme cet après-midi de septembre, au tribunal correctionnel de Créteil. Stars belliqueuses de l’été, Booba et Kaaris - et neuf membres de leurs crews - comparaissent pour violences aggravées et vols en réunion, un mois après leur baston à l’aéroport d’Orly. Un des prévenus du clan Booba ne parle pas bien français. Mais aucun interprète n’est présent pour assister le rappeur haïtien Gato da Bato. Dans l’urgence, un greffier se porte volontaire. La présidente : “Il vous est reproché d’avoir exercé publiquement des violences…” L’interprète amateur bégaie au milieu des rires : “Je crois qu’ça va pas le faire…” L’audience ne reprendra que deux heures plus tard, à l’arrivée d’une interprète assermentée. “Traduire est un exercice, ça ne s’improvise pas ! Les notions juridiques, c’est un mur”, commente l’avocate du prévenu, Anouck Michelin. Et d’illustrer son propos par une vieille anecdote : “C’était dans un dossier de “stups”. La présidente commence par exposer les faits : “Il vous est reproché (…). Vous encourez vingt ans de prison.” L’interprète se tourne vers mon client : “Vous êtes condamné à vingt ans de prison.” Il s’est décomposé !

Contrainte d’urgence, idiomes rares, connaissances partielles en droit, respect du secret professionnel… La question de la traduction est au cœur du fonctionnement de la justice : en 2017, la chancellerie a rémunéré pas moins de 7 890 interprètes et traducteurs. En théorie, les services de police, de gendarmerie et de justice contactent d’abord les experts judiciaires inscrits auprès de la cour d’appel. Ils sont les seuls à avoir une obligation de formation et d’expérience. S’ils ne sont pas disponibles, il existe aussi les interprètes sur la liste du tribunal de grande instance - normalement habilités à des missions circonscrites au cadre du code du séjour des étrangers et du droit d’asile. Mais il n’est pas rare que des non-professionnels se retrouvent au tribunal ou au commissariat au seul motif qu’ils sont disponibles.

L’aide de la femme de ménage arabophone

En septembre 2017, l’avocat Pascal Zecchini a obtenu une nullité de procédure pour un Algérien mineur jugé pour un vol à l’arraché. Le soir de sa garde à vue au commissariat de Toulon, aucun expert n’est disponible. Les officiers de police judiciaire demandent l’aide de la femme de ménage arabophone, qu’ils connaissent bien. La procureure a reconnu que son “objectivité” pouvait être déniée “au vu de ses fonctions assurées au commissariat de police”, rapportait Var-Matin. “C’est de la procédure low-cost ! Un jour, c’est même l’agent ayant fini sa ronde qui a joué les interprètes”, dénonce le conseil qui concède, à la décharge des policiers, qu’il “est parfois très difficile d’en trouver un”. Or, en l’absence d’interprète, ni les officiers de police judiciaire (OPJ) ni les avocats ne peuvent commencer. Si ce genre de situation peut surprendre, «elle demeure très rare», tempère le juge Laurent Fekkar, membre de l’Union syndicale de la magistrature. Mais «en cas de nécessité», n’importe qui peut être désigné pourvu qu’il prête serment et ne soit pas choisi “parmi les enquêteurs, les magistrats ou les greffiers chargés du dossier, ni les parties ou les témoins”, précise l’article D594-16 du code de procédure pénale.

En mai dernier, une employée de la cafétéria de la faculté de Caen a ainsi assisté une Brésilienne de 38 ans soupçonnée de proxénétisme aggravé, indiquait Ouest-France. Payés à l’heure (42 euros la première, 30 euros la suivante), ces auxiliaires de justice interviennent de jour comme de nuit. Certains n’arrêtent pas et passent la journée à sillonner leur juridiction, de commissariat en tribunal. La rareté de certaines langues complique parfois la tâche. “Pour quelques dialectes de la corne d’Afrique, on peine à trouver des intervenants car ils peuvent craindre que leur famille restée au pays fasse l’objet de représailles de la part des accusés”, rapporte un policier. Autre exemple : une mode s’est développée ces derniers mois chez les Erythréens interpellés dans le Calaisis. Ils affirment ne connaître que le kunama. “Seulement 2 % de la population le parle… C’est comme si vous ne connaissiez que le breton !”, s’agace Laurent Fekkar. Impossible d’être jugé sans interprète : les comparutions immédiates sont renvoyées d’office. Pour contrer la parade, on ne laisse désormais aux prévenus d’autre choix que d’être assistés dans l’une des trois langues officielles du pays : le tigrigna, l’arabe ou l’anglais.

Oreilles des enquêteurs sur les interceptions administratives ou judiciaires, voix du policier, du juge et du suspect lors de la garde à vue, du déferrement et de l’audience… Il est fréquent que le même interprète soit présent du commissariat jusqu’au prétoire. Le risque ? “L’interprète, qui a souvent suivi l’étranger au cours de la procédure policière, connaît déjà l’histoire de la personne dont il traduit les propos. Il est arrivé qu’un interprète ne traduise pas et réponde avant même que la personne ait répondu !” poursuit le magistrat qui n’hésite pas alors à rappeler leur rôle. “L’interprète n’est pas là pour élucider le propos, le résumer ou le reformuler. C’est un intermédiaire.” Dans les faits, faute de compréhension de la langue, il est presque impossible d’évaluer son travail : “Nous sommes contraints de lui faire entièrement confiance.

“Par effraction dans une affaire”

La question de la qualité de la traduction est notablement sensible en ce qui concerne les écoutes téléphoniques. “La retranscription doit être extrêmement précise : il faut pouvoir caractériser les actes de façon à ce que cela puisse porter en justice”, explique Jérémie Dumont, secrétaire national du Syndicat des commissaires de la police nationale. Une mission loin d’être aisée, compte tenu des différences culturelles. “J’ai eu un cas de proxénétisme aggravé avec détournement d’argent où les traducteurs chinois ne voyaient pas le mal. Ils ne prenaient même pas la peine de noter les éléments délictueux dans le procès-verbal, se rappelle un enquêteur. Eux considèrent que c’est du commerce, tandis qu’en France ce sont des infractions.” La rigueur est d’autant plus importante qu’il «est très difficile de remettre en question les retranscriptions d’écoutes téléphoniques qui constituent, dans beaucoup de procédures, les principaux éléments à charge», rappelle l’avocate Elise Arfi, dont certains clients ont déjà contesté la traduction de leurs propos.

En somme, la figure de l’interprète suscite souvent la méfiance. Est-ce parce que, comme le suggère l’expression italienne - «traduttore, traditore» -, on ne pourrait traduire sans trahir ? “L’interprète est ce personnage qui entre par effraction dans une affaire, analyse Yusuf Khawaje, interprète judiciaire en somali depuis vingt ans. Dans ce laps de temps qui s’écoule entre les propos et leur traduction, vous êtes le seul à détenir des informations. Vous tenez l’une et l’autre des parties en haleine.” En contexte pénal, l’exercice peut se révéler à tout le moins périlleux comme cette fois où une interprète, émue en comparution immédiate par le destin de deux jeunes prévenues, fond en larmes… “Certains prennent parti, se permettent de donner des conseils au client ou laissent transparaître qu’ils sont affectés. Il y a un certain manque de formation alors que les enjeux sont lourds”, rapporte l’avocate Julia Katlama. «Nous nous glissons dans la peau du policier, du magistrat et du suspect, qu’il ait tué sa fille ou violé sa femme, raconte Lizete Cypel, experte traductrice et interprète en portugais depuis vingt-trois ans. Nous ne sommes pas là pour avoir des émotions. L’interprète doit être invisible.»

Yusuf Khawaje n’a pas oublié les mots d’un jeune compatriote qui, lors d’un parloir avec son avocat, lui a confié sa détresse : “Il avait découvert les légumes en prison, car chez nous la nourriture se compose essentiellement de riz et de viande. Traumatisé, il m’a dit : “Ils nous servent les feuilles de ces arbustes qui poussent dans la nature, mais on n’est pas des bêtes, on des humains.”* Pour un Somalien de culture nomade, le fait de se voir servir des légumes, c’est être pris pour une brebis !*“ Mais avec le temps, celui qui joue parfois les médiateurs culturels a appris «à juguler [ses] affects». Même face au prévenu isolé “qui attend souvent une écoute, une complicité et une protection auprès de l’interprète partageant avec lui sa langue maternelle et sa culture”.

Logé dans cet entre-deux impartial, le bon interprète garde le secret, adapte son niveau de vocabulaire à celui, quelquefois plus fruste ou grossier du suspect, respecte l’intonation des propos échangés, et ne néglige jamais de tout traduire, même les insultes. Il arrive parfois que l’interprète traduise aussi ce qu’il sait être un mensonge.

Fidèle au quotidien des flics, la série Engrenages a bien saisi cet enjeu central : un des épisodes de sa septième saison y sera entièrement dédié. “Quand ils recrutent des traducteurs, les policiers font attention, l’enjeu étant la fiabilité de la retranscription des informations, développe la scénariste Marine Francou, briefée par des agents déjà confrontés à ce problème. D’un côté, les flics se méfient parce que cela peut biaiser l’enquête ; de l’autre, l’interprète peut craindre d’être exposé vis-à-vis de sa communauté s’il œuvre pour la police.” Pour cette raison, les mêmes collaborateurs - pas forcément inscrits sur la liste d’experts -sont fréquemment sollicités. “Il y a une forme d’intuitu personae [locution latine signifiant “en fonction de la personne”, ndlr]”, reconnaît un policier. Une accointance qui peut inquiéter la défense : «On espère toujours que l’interprète s’immisce le moins possible entre l’avocat et son client», confie l’avocate Elise Arfi. D’autres fois aussi, c’est l’interprète qui se retrouve malgré lui à sortir de son rôle. Comme ce soir de décembre 2011, où Yusuf Khawaje a été appelé vers 23 heures par la prison de la Santé. Abdulahi Ahmed Guelleh, un jeune pirate somalien, qu’il assiste depuis le début de l’instruction vient d’être libéré, acquitté dans la journée par la cour d’assises de Paris. Mais Abdulahi Ahmed Guelleh a peur, ne veut pas sortir seul dans la capitale. Il n’a pas vu sa famille depuis trois ans, restée dans le sud de la Somalie. La direction de l’établissement demande à l’interprète de venir chercher son compatriote. Il finit par l’héberger quelques nuits, puis lui dégote un portable et un hôtel. Quand Yusuf Khawaje a demandé «en vertu de quel droit» on le sollicitait, l’administration pénitentiaire lui a répondu : “Vous êtes du même pays”.

Lire l’article entier