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France : "je pense tout le temps au virus"

LETTRES DE PRISON (2). Depuis le début du confinement, la pression ne cesse de monter dans les prisons françaises. Promiscuité et vétusté y nourrissent la peur de la contagion. Les activités sont réduites, les parloirs interdits, les mutineries menacent. Julien, un surveillant de la maison d’arrêt de Fresnes (Val-de-Marne), l’une des plus surpeuplées de France, raconte à “l’Obs” ce quotidien sous tension.

“J’habite à côté de la prison, je viens à pied. Dès que je sors de chez moi, je pense immédiatement à me protéger. Je mets des gants en plastique que j’ai achetés moi-même. En arrivant à la prison, on doit passer aux portiques de détection, poser clés et portefeuille dans un bac qui va passer aux rayons X. Je me pose à chaque fois la question : “Est-ce que c’est bien désinfecté ?” Après le passage des portiques, je change mes gants. Quand j’arrive dans mon service, je les enlève, je me désinfecte les mains et je change encore mes gants, systématiquement.

L’inquiétude est là, palpable. On va chaque matin au travail avec cette peur d’attraper le virus. En fait, je pense tout le temps au virus. On peut l’amener à l’intérieur, se le transmettre entre nous, le transmettre aux personnes détenues : en prison, il y a beaucoup de passages de surveillants, on pousse les grilles, les portes…

Ce week-end, le directeur s’est engagé à nous donner immédiatement des masques et des gants. Jusqu’ici, on avait seulement les gants, on était donc malheureusement en contact avec les personnes détenues sans masques. Le masque doit être gardé sur une moyenne de quatre heures. On nous a dit que le stock serait garanti pour qu’on puisse tous en avoir en permanence. Même si on n’est pas totalement à l’abri, ça rassure quand même.

Trois par cellule

J’ai travaillé pendant cinq ans au “grand quartier”, là où se trouve la majorité des détenus, mais je suis actuellement affecté au centre national d’évaluation : c’est un service où une quarantaine de personnes détenues venant d’autres établissements sont évaluées pendant six semaines. Soit en vue d’une liberté conditionnelle, soit parce qu’elles purgent une lourde peine et qu’on doit déterminer quel établissement est le plus adapté à leur profil. Au “grand quartier”, les détenus sont en moyenne trois par cellule. Pas dans mon service, où chacun est seul en cellule. On a cet avantage-là.

En temps normal, les détenus de mon service sont censés passer des entretiens avec des psychologues, des conseillers d’insertion et de probation (CPIP), mais tout cela est gelé du fait du confinement. L’objectif pour nous aujourd’hui ? Pouvoir communiquer au maximum avec eux afin qu’ils acceptent au mieux le confinement et restent le plus calme possible pour éviter tout problème. Au “grand quartier”, à trois par cellule, 24 heures sur 24, la pression n’est pas la même, le confinement non plus, ça peut bien plus vite déborder.

Pour les détenus, quels qu’ils soient, c’est vraiment compliqué. Le manque de contact avec la famille en raison de la suppression des parloirs est très difficile à vivre. Il y a bien le téléphone, mais, avec les 40 euros donnés par l’Etat, les cabines des étages et des cours de promenade sont surchargées. Même si on sait qu’ils aiment beaucoup téléphoner, on leur demande de ne pas trop traîner pour que tout le monde puisse y avoir accès. Dimanche, le téléphone ne fonctionnait pas. Il fonctionne à nouveau, mais un dimanche sans contact avec la famille, avec juste le repas et rien d’autre, ce n’est pas évident… Il n’y a plus d’autres activités que la promenade (deux heures le matin, deux heures l’après-midi), mais, pour ceux qui ne sortent pas, il n’y a plus rien. Ils tournent inévitablement en rond. Ils prennent sur eux, mais c’est difficile.

Désinfecter les téléphones

Le stress est là. Les questions qui reviennent souvent sont : “Qu’est-ce qu’il va se passer maintenant ?” “Combien de temps ça va durer ?” Ils sont dans l’inconnu, c’est très pesant. Le problème, c’est que nous n’avons pas toujours les réponses. On leur dit qu’on est dans la même situation, qu’on n’a pas toutes les cartes en main, qu’on attend de voir ce qui va être dit, qu’il faut être patient. Que dire d’autre ? On leur explique longuement pourquoi ils sont confinés, pourquoi telle ou telle mesure est prise. Certains comprennent mieux que d’autres. Les repas sont toujours distribués dans les cellules par les auxiliaires d’étages. Comme la cantine est fermée, nous, surveillants, mangeons chaque midi des sandwichs.

Certains détenus sont plus angoissés que d’autres. Les plus âgés notamment, ou ceux qui souffrent d’une pathologie comme un problème respiratoire par exemple. Eux posent beaucoup de questions pour savoir si les mesures sont bien appliquées, s’ils vont eux aussi porter des masques, si les douches sont bien désinfectées tous les jours… C’est le cas chaque jour. Idem pour les coursives, les escaliers : on nettoie tout à la javel, on désinfecte les portes, les poignées… Après chaque utilisation des téléphones, aussi, on désinfecte systématiquement l’appareil. On ne sait jamais. On fait le maximum pour que le virus ne se propage pas dans la prison, car un cas peut vite en amener d’autres. Malgré un problème de sous-effectif, l’équipe médicale est très attentive : dès qu’une personne présente un symptôme, elle la prend en charge.

Pour l’instant, on parvient à gérer la tension avec calme. On n’a pas trop d’absentéisme non plus, ça aide. Mais bon, c’est comme partout, ça peut malheureusement dériver assez vite du jour au lendemain. On l’a vu dans d’autres établissements. On en est conscients, on fait le maximum pour être le plus à l’écoute possible et répondre au mieux aux inquiétudes des personnes détenues. On s’adapte. On leur explique aussi les distances de sécurité à respecter. Dans notre service, on a mis en place une séance de sport à l’extérieur. En respectant les distances, les personnes détenues peuvent aller faire de la mise en forme (pompes…), quatre par quatre. Mais c’est vrai qu’il est impossible de respecter les distances de sécurité quand on est deux ou trois dans une cellule…

La plupart des collègues surveillants mettent toute la bonne volonté possible. Certains ne se sentent clairement pas rassurés et ont peur de tomber malades. D’autres ont des pathologies qui ne leur permettent pas de venir travailler. Mais c’est vrai que la plupart ressentent cette crainte d’attraper le virus. L’atmosphère est pesante. On le sent constamment, même s’ils ne disent rien. Une tension est là, permanente, et elle pèse au quotidien. On essaie d’être vraiment disponible pour accompagner les personnes détenues, on est obligés de toujours montrer que tout va bien, même si bien sûr on ressent cette pression. Avec les collègues, on essaie d’apporter de la bonne humeur, de discuter un peu, d’avoir cette petite rigolade avec les personnes détenues pour tenter de faire retomber la pression ; même entre nous, on essaie mais c’est vrai que c’est pesant. Psychologiquement, c’est fatigant. On est très fatigués.

Un surveillant mort à Orléans

Ces derniers jours, plusieurs collègues inquiets sont venus me parler du décès de ce surveillant de la prison d’Orléans-Saran [suspecté d’avoir contracté le coronavirus, il est mort dans la nuit du 25 au 26 mars à 54 ans, NDLR]. C’est très compliqué car même moi, en tant que représentant du personnel, quand les collègues viennent me dire “je ne suis pas rassuré”, à part leur répondre qu’ils doivent bien porter leur masque et leurs gants, bien se laver les mains et les rassurer en leur disant que “tout ira bien”, je n’ai pas d’autre solution à leur apporter. Après, ici, depuis les deux infirmières contaminées et le détenu qui est malheureusement décédé, nous n’avons pas eu de nouveau cas pour l’instant. C’est quand même plutôt rassurant. Mais c’est sûr que si on avait moins de personnes détenues à encadrer, que l’encellulement individuel pouvait être assuré, que ce soit pour la population pénale ou pour nous, tout le monde y gagnerait.

En fin de journée, la première chose que je fais en sortant de la prison, c’est d’enfiler de nouveaux gants avant de vite rentrer chez moi prendre une douche. On se change, on lave ses vêtements, on se dit qu’“on n’est pas malade”, et on se prépare à y retourner le lendemain.“