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France : "J’étais directrice pénitentiaire d’insertion et de probation, j’ai démissionné. Voilà pourquoi"

Lasse d’être maltraitée, de voir ses collègues enchaîner les burn-out et parfois même les suicides, Manon (le prénom a été modifié) a quitté son poste qu’elle n’a pourtant jamais cessé d’aimer.

“Fiers de servir la Justice” : tel est le slogan des campagnes de recrutement de l’administration pénitentiaire (“l’AP” dans notre jargon). Mais quelle fierté peut-on trouver à être méprisé ? Peut-on réellement parler de « servir la Justice » lorsque les moyens humains et financiers accordés à la lutte contre la récidive sont dérisoires ?

Directrice pénitentiaire d’insertion et de probation. Voilà le métier que j’ai exercé une dizaine d’années dans différentes prisons. Cela consistait à “manager” l’ensemble des personnels du SPIP : le service pénitentiaire d’insertion et de probation.

Ce service qui a pour mission première de lutter contre la récidive est ainsi chargé d’accompagner les personnes détenues dans leur parcours d’exécution de peine et de préparer leur sortie de détention pour favoriser leur réinsertion. Tout cela, dans des conditions humaines et financières complètement inadaptées.

“J’adore mon métier, mais je déteste les conditions dans lesquelles on me met pour l’exercer.” C’est la phrase que je répétais sans cesse lorsqu’on me demandait comment je vivais le fait de travailler en milieu carcéral. Cette même phrase, je l’ai prononcée il y a plusieurs mois à une psychologue du travail, épuisée, écœurée de tenter de travailler en cohérence dans une administration qui ne l’est pas. Cette phrase, je ne la prononcerai plus car j’ai cessé d’exercer ce métier.

Ce poste était passionnant, captivant et surtout enrichissant : riche de diversité, de projets, de partenariats, de solidarité, de créativité. Mais c’était aussi un métier épuisant, éreintant, soumis quotidiennement à des injonctions paradoxales.

Les prisons françaises souffrent d’un manque criant de ressources humaines, dans un contexte de surpopulation carcérale.

J’étais soumise à des demandes hiérarchiques incessantes, innombrables, systématiquement urgentes et totalement déconnectées des réalités de terrain, et à une utilisation uniquement politisée des crédits alloués.

De monstrueuses sommes sont par exemple dépensées dans le cadre de la lutte contre la radicalisation : 15 000 euros pour des programmes de prévention de la radicalisation ne concernant que cinq à dix détenus.

Tandis que les moyens accordés à la recherche de solution d’hébergement à la sortie sont dérisoires, nous amenant parfois à placer à l’hôtel des personnes en fin de peine à fort taux de récidive. Celles-ci, qui payent leurs nuits avec leurs maigres deniers, se retrouvent donc rapidement à la rue, représentent un risque de dangerosité, et ne tardent parfois pas à récidiver.

Alors on se démène, on tente de résister, on s’acharne à redonner du sens à des demandes qui n’en ont pas, en vain. On travaille d’arrache-pied et on ne compte plus les heures passées au bureau ou sur son ordinateur portable, soirs et week-ends compris.

En plus d’être sursollicitant pour le corps et l’esprit, ce métier est sous-rémunéré : les salaires sont dérisoires au vu du nombre d’heures effectuées, du niveau de responsabilité que requiert le poste, et la grille d’évolution de carrière est peu réjouissante et ce, comparé à des métiers similaires tels que directeur d’établissement médico-social. Et surtout, c’est un métier soumis à un manque total de reconnaissance.

Suicides des personnels de l’AP

Cette réalité du mal-être dans l’AP est tue depuis des années par une administration qui ne cesse de se renfermer sur elle-même, de se recroqueviller.

Et cette réalité tue.

Le nombre de suicides ou de tentatives parmi les personnels de l’AP, principalement chez les surveillants pénitentiaires, est effarant. Au cours de ma carrière, j’ai appris plusieurs suicides, dû accepter de perdre ainsi deux proches collègues, assister à deux tentatives de suicide au sein même de la prison où j’exerçais et accepter d’apprendre, régulièrement, les tentatives de suicide à leur domicile d’autres collègues.

Dans l’une des prisons où j’ai exercé, un collègue, de retour d’arrêt maladie après une tentative de suicide, a été positionné par sa direction dans un mirador, seul avec une arme, pendant plusieurs heures. Une situation aberrante mais finalement si fréquente que les surveillants eux-mêmes ne prennent plus la peine de les dénoncer et mettent en place un système d’entraide officieux pour éviter le pire. En l’occurrence, une interversion de postes entre collègues.

Le nombre d’arrêts de longue durée (burn-out, dépressions…) ne cesse de croître, malmenant encore plus des effectifs déjà drastiquement réduits et obligeant notamment les surveillants ou les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (CPIP) à effectuer un nombre d’heures supplémentaires démesuré. Des personnels exténués, qui doivent pourtant pouvoir rester alertes, car exerçant dans un milieu peu ordinaire avec un public potentiellement dangereux.

Les différents appels au secours auxquels osent se risquer les surveillants ou les CPIP en se mettant “en mouvement” (le droit de grève étant interdit selon le statut spécial de l’AP) n’obtiennent que très peu d’écho de la part du ministère, qui ne cesse de repousser les réformes qui pourraient être bénéfiques aux personnels, notamment en termes de nombre de postes et de revalorisation statutaire et indemnitaire. Un ministère de la Justice, paradoxalement si injuste.

Face à tant d’aberrations, détachée de toute fonction ou affiliation syndicale et n’exerçant plus, il m’est apparu nécessaire de pouvoir témoigner de cette réalité.

Car, si l’on ne souhaite pas sombrer dans les abîmes de la dépression sévère, ou devenir aigri, acariâtre, c’est l’unique porte de sortie : la reconversion.

L’AP décourage les plus volontaires d’entre nous, les plus motivés, ceux qui ont souhaité exercer leur métier par vocation, et ce découragement opère de plus en plus tôt dans leur carrière.

C’est ainsi qu’à peine titularisée depuis un an, une amie CPIP m’apprenait qu’elle envisageait déjà de changer de métier tant le fossé entre ses convictions, qui l’avaient amenée à choisir ce travail, et la réalité de terrain était grand, trop grand. Un gouffre.

Par exemple, faute de moyens humains pour lui attribuer un binôme, elle était seule positionnée au quartier arrivants, où les détenus sont incarcérés les premiers jours de leur détention pour évaluer leur santé, leur éventuelle vulnérabilité ou leur dangerosité. Elle devait, en une journée seulement, réussir à réaliser un entretien avec chacun, prendre connaissance de leur parcours de vie, leur expliquer les nombreuses règles de l’univers carcéral, appeler leur famille pour prévenir de l’incarcération, rédiger des notes d’entretien… le tout en un jour car le lendemain une nouvelle “vague” d’arrivants prendrait la suite. Une cadence infernale, déshumanisante. De l’abattage de dossiers. Des numéros. Rien de plus. Rien de moins. Au suivant.

Car c’est là une autre réalité du milieu carcéral. Un nombre de dossiers par CPIP effarant, un temps d’entretien avec les détenus réduit au strict minimum et des démarches administratives de plus en plus pesantes.

Démissions en masse

Alors, nombre de ces personnels quittent le navire par la petite porte. Ils sont des centaines chaque année. Directeurs des services pénitentiaires, lieutenants et surveillants, directeurs et conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation, psychologues du parcours d’exécution des peines… autant d’hommes et de femmes, derrière ces fonctions, qui, pour ne plus souffrir au quotidien, délaissent le métier qui les passionnait.

La direction de l’administration pénitentiaire est la première à souffrir de ces départs non remplacés puisque personne ne souhaite exercer en ce haut lieu de maltraitance. Les terrains sont ainsi “guidés” par une administration centrale désertée, moitié aveugle et moitié sourde.

Une administration centrale qui donne des directives inacceptables à ceux qui osent encore y travailler ou ne peuvent se permettre d’en partir comme, par exemple…

  • de ne pas répondre par écrit à tel type d’e-mail pour ne pas laisser de traces ;
  • de ne pas répondre du tout à certaines sollicitations sur certains sujets délicats (type les demandes de renfort en personnel).

Une administration qui se réfugie dans le mutisme. Le constat de cette maltraitance institutionnelle est alarmant. Mais l’administration pénitentiaire désactive l’alarme. Brouille les capteurs. Se questionner sur les raisons des départs massifs de ses agents ? Pas question. Se questionner sur le nombre croissant de suicides, de tentatives de suicide ou d’arrêts de longue durée de ses personnels ? Pas question. Se questionner sur les difficultés de recrutement ? Pas question.

L’administration pénitentiaire, pourtant en charge de l’une des missions fondamentales de notre pays, lutter contre la récidive, préfère faire la sourde oreille. Et la prison se referme sur elle-même. Emprisonnant non seulement les personnes détenues mais également ses propres personnels.