Europe : criminalisation de l'être

Justine Dofal. L’approche politique des questions de pauvreté en Europe évolue de façon inquiétante. L’accès au droit, la protection sociale et la réduction des inégalités sont relégués au second plan, derrière une politique d’individualisation, d’invisibilisation et de criminalisation des personnes précaires et vulnérables. Le contexte d’austérité économique, l’inflation constante des prix du logement et la réduction du pouvoir d’achat poussent ces populations à recourir à des solutions de survie aux marges de la légalité, comme l’économie informelle, la mendicité, les campements en rue ou encore les squats. Les États membres de l’Union européenne criminalisent de plus en plus ces délits mineurs. Au niveau local, de nombreuses autorités interdisent la mendicité ou le fait de dormir dans la rue. Les solutions d’hébergement informelles et les squats font l’objet d’évacuations de plus en plus systématiques et violentes par les forces policières. L’usage ou la vente de drogue est réprimé au lieu d’être encadré. Tout ceci concourt à une sur-criminalisation des personnes concernées. Les politiques européennes tendent ainsi à appréhender la pauvreté non comme un enjeu de société sur lequel elles doivent agir structurellement, mais comme une tare, un problème social, dont elles font porter la seule responsabilité aux individus. Elles les criminalisent pour ce qu’ils sont plutôt que pour ce qu’ils font.

Elodie Hut. Le constat sur les des politiques migratoires, qu’il s’agisse de l’Union européenne (UE) ou des États membres est alarmant lui aussi. Les personnes migrantes sont souvent représentées – à tort – dans les discours politiques et médiatiques comme des menaces à l’équilibre économique, culturel et sécuritaire des États. Les politiques migratoires connaissent, depuis le début des années 2000, un important tournant sécuritaire et construisent une forme de “Forteresse Europe”. Ce virage se traduit par une criminalisation accrue des personnes migrantes et de leurs soutiens : renforcement des contrôles migratoires, durcissement des conditions de rétention et de détention, restrictions au droit d’asile, délits “de solidarité”, etc. En parallèle, les politiques d’externalisation se généralisent. Elles permettent aux États européens de déléguer la gestion des flux migratoires à des États hybrides ou autoritaires – pourtant qualifiés de “pays tiers sûrs” situés aux frontières externes de l’Europe (Algérie, Égypte, Libye, Maroc, Mauritanie, Tunisie, Turquie, etc.) et de “contenir” les arrivées. Il est fort probable que le nouveau pacte européen sur la migration et l’asile, adopté par le Conseil européen en mai 2024, exacerbe la tendance. De nombreuses organisations de la société civile tentent ainsi d’alerter l’opinion et les responsables politiques sur les risques en matière de détention arbitraire, de profilage racial et de retours forcés.

JD. Le nombre de personnes en situation d’extrême précarité en Europe ne cesse de croître, en particulier le nombre de personnes en situation de mal-logement ou sans logement, dites “sans-abri” ou “en errance”. En même temps, l’accès aux aides et aux logements sociaux se complexifie. Ces personnes se retrouvent donc souvent sans issue, ni levier leur permettant de sortir durablement de la précarité. Contraintes de recourir à d’autres solutions, parfois illégales, pour survivre, elles se retrouvent plus souvent confrontées à la police, à la justice, voire à la prison. Elles se retrouvent dans un cercle vicieux où la pauvreté crée la déviance – voire la délinquance – qui à son tour accentue le stigmate social et le maintien dans la précarité et l’exclusion. Les politiques mentionnées ci-dessus ont donc un coût indéniable pour les personnes en situation de vulnérabilité. Mais il ne faut pas oublier le coût pour la société dans son ensemble. Les politiques de criminalisation de la pauvreté contribuent directement à créer, entretenir et accroitre la pauvreté, les inégalités sociales, ainsi que le mal-logement et le sans-abrisme. Des études montrent qu’il est plus coûteux, socialement et économiquement, de maintenir les personnes dans la précarité économique et le non-logement que de mettre en place des solutions durables de relogement. Il y a beaucoup à gagner collectivement à mener des politiques de lutte contre les causes structurelles de la pauvreté.

EH. Les politiques migratoires actuelles conduisent à la perte de nombreuses vies humaines. Loin de stopper les départs, le renforcement des contrôles migratoires aux frontières externes de l’Europe – associé à la criminalisation des ONG de recherche et de sauvetage en mer – rendent les traversées plus dangereuses que jamais. Le projet “Missing Migrants” de l’Organisation internationale pour les migrations recense, depuis 2014, la disparition de près de 30 000 personnes migrantes dans la mer Méditerranée. Les politiques d’externalisation alimentent le business des passeurs, plutôt que d’y mettre fin. Elles renforcent ainsi les situations d’exploitation et de violence à l’égard des personnes migrantes. Les politiques migratoires entretiennent en outre un climat de xénophobie ambiant qui invisibilise les violations des droits des personnes migrantes présentes sur le sol européen et exacerbe leurs vulnérabilités socio-économiques. Ce racisme structurel se reflète dans les conditions inégales – voire discriminantes – d’accès au logement, à l’emploi, à l’éducation et aux soins, dans la banalisation des discours d’incitation à la haine et dans le profilage racial qui touche tant les personnes migrantes que les personnes racisées, perçues comme migrantes.

JD. La société civile joue, et doit jouer, un rôle majeur dans le plaidoyer politique en faveur de politiques sociales efficaces. Nous pensons qu’il lui revient de mettre en évidence, par la recherche et sur le terrain, l’inefficacité des politiques actuelles et de formuler des recommandations pour des politiques de lutte structurelle contre la pauvreté. Nous croyons au rôle clé de la société civile pour redéfinir le narratif utilisé en matière de pauvreté et pour proposer des discours et des termes cohérents avec les réalités de terrain. Elle peut, via son expérience, faire évoluer les perceptions et permettre la mise en œuvre d’une approche fondée sur l’accès au droit, la non-discrimination et la lutte contre les causes structurelles des problématiques sociétales. Pour ce faire, il est essentiel que les organisations de la société civile se structurent à différentes échelles autour de narratifs communs et portent ensemble les mêmes messages et recommandations, du niveau local jusqu’aux institutions internationales.

EH. Malgré les fortes résistances qu’elle rencontre, la société civile a, en effet, un rôle essentiel à jouer dans la définition d’un contre-narratif qui permettra d’apaiser les discours sur la migration, de déconstruire les préjugés et de mettre fin aux multiples discriminations qui en découlent. Il s’agit de normaliser le phénomène migratoire, qui n’a pas vocation à “s’arrêter”, compte tenu de son évidente continuité historique et géopolitique. Il s’agit aussi de mettre l’accent sur les apports, notamment culturels et économiques, de la migration pour les sociétés d’accueil et de départ. La tâche est d’autant plus difficile que les discours dominants sur la migration la présentent comme une “crise” ou une “menace”. Ils mobilisent des émotions irrationnelles, comme la peur, plutôt que de reposer sur des faits objectifs. Par ailleurs, les actions de plaidoyer de la société civile contre la xénophobie et le racisme sont fréquemment décrédibilisées par les partisans d’une ligne dure sur l’immigration, voire activement criminalisées par les États. Face à la percée historique des partis d’extrême-droite aux élections européennes de 2024, il est essentiel que la société civile puisse continuer à jouer son rôle de contre-pouvoir.