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États-Unis : "Capitalisme carcéral", la prison du futur sera partout

2012, Etats-Unis. Dans la ville moyenne d’Augusta, située dans l’État de Géorgie, un certain Tom Barrett est verbalisé pour avoir dérobé une canette de bière. La cour locale le condamne à une amende de 200 dollars ainsi qu’à un an de probation. Condition de sa remise en liberté, le coupable doit porter un bracelet électronique contrôlant sa consommation d’alcool. L’objet coûte 50 dollars, plus des frais de service mensuels de 39 dollars, plus des frais d’utilisation de 12 dollars par jour. Entièrement à la charge du condamné, cet argent est versé à l’entreprise privée à l’origine du bracelet, Sentinel Offender Services. Pour rembourser ses dettes, Barrett vend son plasma sanguin (juteux business de l’autre côté de l’Atlantique), jusqu’à ne plus être éligible en raison d’un taux de protéines trop bas dans son corps. Sa dette envers Sentinel finit par atteindre 1000 dollars. L’entreprise obtient un mandat d’arrêt contre lui et Barrett est renvoyé en prison pour cause de dettes impayées.

Racontée dans un article datant de 2015 de la Harvard Law Review, l’anecdote est l’une de celles que mobilise l’Américaine Jackie Wang dans Capitalisme carcéral, qui paraît ce 22 novembre en France aux Éditions Divergences. Par ailleurs cinéaste, poète et militante, la chercheuse ambitionne de montrer comment “les techniques carcérales de l’Etat sont formées par - et travaillent de pair avec - les impératifs du capitalisme mondial”.

Dans le sillage d’autrices et d’auteurs aux approches variées comme Roberto Esposito, Rosa Luxemburg ou le géographe britannique David Harvey, le livre (publié en 2016 aux Etats-Unis) propose d’établir un continuum entre les logiques financières de la dette et celles des nouvelles formes de contrôle. Bracelets connectés, algorithmes de prédiction des crimes… Déjà à l’oeuvre dans les municipalités américaines, ces dispositifs n’ont pas seulement pour objet de “mettre au pas les gens de couleur, mais aussi de les exploiter et d’en tirer profit en les enfermant dans le cercle vicieux de la dette”, écrit Jackie Wang.

Aux Etats-Unis, la police est une entreprise comme une autre

Au-delà des nombreuses réflexions théoriques que l’autrice développe sur les notions de capitalisme, d’Etat ou encore d’expropriation (dans les premiers chapitres notamment), Capitalisme carcéral permet de réaliser à quel point la pensée productiviste s’est, ces dernières années, immiscée dans le champ de l’institution policière américaine. Une logique économique apparemment très répandue outre-Atlantique mais peu discutée en France, où ce sont plutôt les assassinats de jeunes noirs, et les mobilisations politiques conséquentes du mouvement Black Lives Matter, qui avaient trouvé un certain écho médiatique à l’été 2016.

L’écrivaine revient par exemple sur l’assassinat de Michael Brown, un Afro-Américain âgé de 18 ans abattu en 2014 par six coups de feu tirés par un policier à Ferguson (Missouri), en décrivant non pas l’acte lui-même mais la logique guidant la police locale à cette période. Citant un rapport publié en 2015 par le Département de la Justice des Etats-Unis, Wang montre que la pression que la ville de Ferguson exerçait sur son service de police pour générer des revenus a eu un profond impact sur le maintien de l’ordre. “L’évaluation et la promotion de policiers reposent de façon excessive sur la “productivité”, c’est-à-dire le nombre de contraventions, décrit le rapport, toujours consultable en ligne. Cet ordre de priorité de la ville et de son service de police a amené plusieurs policiers à considérer les citoyens - et surtout ceux vivant dans les quartiers à majorité afro-américaine de Ferguson - moins comme des citoyens à protéger que comme des délinquants et de potentielles sources d’argent.“ Résultat : entre 2011 et 2012, soit quelques années avant l’affaire Michael Brown, les revenus générés par les frais et les amendes avaient déjà augmenté de plus de 33% à Ferguson, passant de 1,41 à 2,11 millions de dollars.

Quel intérêt capitaliste la police peut-elle bien avoir à sanctionner davantage les jeunes noirs, voire à les tuer ? Loin d’une lecture purement économique, Jackie Wang montre que le racisme a aussi sa logique propre, et que “l’analyse marxiste de la gouvernance urbaine n’est adéquate que si elle tient compte de la production spatiale de la race par l’Etat capitaliste au niveau des villes et des municipalités”. Dans ce même rapport de l’Etat, il est ainsi noté que 85% des contrôles routiers à Ferguson concernaient des automobilistes noirs, alors que les Afro-Américains ne représentent que 67% de la population de la ville et que ses routes sont surtout empruntées par les Blancs. Lors d’une interpellation, les Noirs avaient par ailleurs “deux fois plus de chances d’être fouillés et d’être mis en état d’arrestation que les Blancs, même si les statistiques montrent que les Blancs ont 66% plus de chances d’être en possession d’articles de contrebande”, avance le texte.

Quant au volet économique du processus de “rentabilisation” des forces de police, Wang apporte une nuance par rapport à des auteurs comme Thomas B. Edsall, qui avait proposé en 2014 dans le New York Times la notion de “capitalisme de pauvreté”. Pour l’autrice, les recettes des municipalités ne peuvent pas vraiment être considérées comme un véritable “capital” puisque l’argent récolté sert “à couvrir les dépenses du gouvernement” et non “à faciliter la croissance de la production capitaliste”.

Enfermement à ciel ouvert

Ce mécanisme a en tout cas pour effet de produire une société et des espaces “carcéraux”, où les individus sont de plus en plus contrôlés et de plus en plus limités dans leurs mouvements. Dans le prolongement des travaux de Michel Foucault, Wang analyse ici la prison en tant que principe qui sévit aussi bien à l’intérieur qu’en dehors des centres pénitentiaires. De fait, les citoyens ne perdent pas seulement le contrôle de la redistribution des ressources de leur municipalité mais aussi celui de leurs déplacements dans leur propre ville, craignant de se rendre au travail par peur de recevoir des mandats d’arrêt ou d’autres contraventions.

“Lorsque quelqu’un est piégé dans un cycle de dettes, c’est sa subjectivité et son orientation temporelle dans le monde qui en souffrent.”

Ce qui finit, d’ailleurs, par altérer le rapport des personnes concernées à leur propre futur. “Ce qu’on voit advenir à Ferguson et dans d’autres villes ne ressemble pas à des espaces habitables, mais à l’enfer sur terre, tranche ainsi Jackie Wang dans son sous-chapitre “Le droit à la ville et la libération de l’espace urbain”. Lorsque quelqu’un est piégé dans un cycle de dettes, c’est sa subjectivité et son orientation temporelle dans le monde qui en souffrent, et il lui devient difficile de s’imaginer et de se projeter dans l’avenir (…) Dans un contexte comme celui de Ferguson - où il y avait en moyenne trois mandats d’arrêt par ménage -, et plus largement dans des villes carcérales, l’endettement et le fait de vivre comme un fugitif sont devenus des conditions d’existence obligées.”

L’invasion des algorithmes

Autre apport éclairant du livre : sa description (forcément inquiète) du tournant algorithmique des secteurs policier et judiciaire américains. Dans les premières pages, Wang revient notamment sur le cas de l’algorithme COMPAS, utilisé par de nombreux tribunaux pour calculer les probabilités de récidive d’un accusé en cas de libération conditionnelle. En 2016, l’organisme ProPublica montrait que le logiciel avait été conçu “de manière telle que les prévenus noirs étaient identifiés à tort comme de futurs criminels plus souvent que les prévenus blancs”. Un biais raciste évident et d’autant plus révoltant que, comme le remarque l’autrice, dans leur matériel publicitaire, beaucoup d’entreprises fournissant des logiciels de prédiction aux tribunaux et aux services de police continuent de soutenir que “leurs produits sont plus égalitaires car ils se débarrassent des biais humains qui confèrent un biais racistes aux prédictions”.

Pour répondre à ces affirmations, celle qui prépare en ce moment une thèse de doctorat à l’Université de Harvard en études africaines et africaines-américaines convoque notamment l’essai Algorithmes, la bombe à retardement, dans lequel la mathématicienne Cathy O’Neil démontre que ces outils ont très souvent pour conséquence d’exacerber des inégalités sociales déjà existantes. S’agissant des algorithmes de prédiction sécuritaires, O’Neil avance qu’une des principales causes de leur biais raciste est qu’il se fondent sur des facteurs qui, sans être explicitement racialisés, “sont indissociables d’une réalité raciale, comme le quartier de résidence”. La logique est simple : si un quartier est identifié à un moment donné par un logiciel comme étant plus “à risque” qu’un autre, tous les habitants de ce même quartier se retrouveront davantage “ciblés”, créant ainsi une boucle de rétroaction qui enferme perpétuellement les suspects… dans leur statut de suspects.

“La prison comme enceinte matérielle pourrait être remplacée par une surveillance intégrale où le confinement physique ne sera plus nécessaire”

Dans le quatrième chapitre, l’écrivaine s’attaque aussi aux promesses de l’entreprise PredPol (contraction de “predictive policing”), qui fournit des logiciels de renseignement à plusieurs villes dont Chicago, en prétendant pouvoir “prévoir les délits” avant qu’ils n’aient lieu.

En dehors de l’efficacité largement discutable de tels dispositifs, Wang entend démontrer qu’ils répondent notamment à la crise (très actuelle) de légitimité de la police : puisqu’elle est souvent critiquée pour son usage arbitraire de la force et ses discriminations, ce type d’outils numériques lui permet de se débarrasser symboliquement de l’arbitraire individuel de ses agents. Et de faire apparaître leur travail comme “neutre, rationnel et dépourvu de préjugés”.

“Cette approche élude pourtant un fait important : en utilisant des données sur la criminalité recueillies par des policiers afin de déterminer dans quel secteur faire les patrouilles, on envoie simplement les policiers dans les quartier pauvres où ils avaient l’habitude d’aller lorsqu’ils étaient guidés par leurs intuitions et leurs préjugés”, objecte l’autrice.

A la fois alarmant et engagé, Capitalisme carcéral se conclut sur des chapitres aux formes plus libres et poétiques (dont la retranscription d’une performance artistique initialement multimédia intitulée Cybernetic Cop), qui visent à prolonger la discussion sur le terrain de l’abolitionnisme. Une perspective d’autant plus nécessaire que la prison devient, comme le rappelle l’ouvrage, “insaisissable” et étend son emprise sur tous les secteurs de la société.

“Il est fort probable que ces nouvelles technologies de contrôle finiront par se transposer dans la vie civile, brouillant la distinction entre la prison et le monde extérieur, écrit Jackie Wang au tout début de son livre. **On peut même imaginer qu’à l’avenir, la prison comme enceinte matérielle sera remplacée par une surveillance intégrale où le confinement physique ne sera plus nécessaire.”** L’autrice ne croit pas s’y bien dire : en 2014, une équipe de chercheurs de l’université d’Oxford suggérait déjà d’utiliser les biotechnologies pour infliger aux cerveaux des criminels la sensation d’avoir passé plusieurs centaines d’années en prison. Leur argument ? “Examiner les sanctions pénales de notre présent à travers le prisme du futur”. Ce futur-là ne nous donne pas très envie.

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