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Source : Slate (24/02/2020)

Actualité

Chine: le coronavirus, une menace pour les camps ouïghours

La contagion y est un "secret d’État", selon un responsable local. Les proches des personnes détenues tirent la sonnette d'alarme et appellent à l'aide internationale.

Mamat* attend. Plus de trois ans qu’il n’a pas reçu un coup de fil, une lettre, ni même un message WeChat de sa famille. En 2003, il a fui la Chine pour l’Australie afin d’échapper au racisme anti-musulman perpétré par le régime chinois. Sa famille est restée au Xinjiang, ou Turkestan oriental, la région du nord-ouest de la Chine où la communauté ouïgoure, à majorité musulmane, tente de survivre malgré la répression du régime.

Depuis qu’il vit en Australie et milite pour un Turkestan oriental indépendant, Mamat reçoit des appels étranges:“Vous avez reçu un document important à votre nom”, puis “vous devez le récupérer à l’ambassade pour régulariser votre situation”, lui ordonne une voix robotique en chinois. Il ne prononce jamais un mot et raccroche.

Ces dernières semaines, Mamat est inquiet. Enfin, plus que d’habitude. “Mes proches pourraient être tous morts, je n’en saurais absolument rien. On commence à paniquer.” Comme d’autres membres de la minorité ouïgoure exilée, Mamat tire la sonnette d’alarme sur le risque de propagation du coronavirus dans les camps de “rééducation politique” à l’intérieur du pays, où au moins un million de personnes seraient détenues par les autorités.

“Ce n’est qu’une question de temps”

Si le Xinjiang est loin de l’épicentre de l’épidémie, la possibilité que le Covid-19 atteigne les camps d’endoctrinement est dans tous les esprits au sein de la communauté. “Je pense que ce n’est qu’une question de temps”, lâche Munawwar Abdulla, chercheuse en neurosciences évolutives à Harvard et cofondatrice du Tarim Network, une plateforme communautaire pour connecter les jeunes ouïghour·es à travers le monde et construire une diaspora plus forte.

D’après les chiffres de l’Organisation mondiale de la santé, 65 cas ont été confirmés dans la région du Xinjiang, dont un décès le 12 février 2020. “Les chiffres réels sont probablement beaucoup plus élevés que ceux rapportés par la Chine. Ces chiffres, quelques articles de presse dans Xinhua News, et des vidéos de propagande appelant les résidents à rester chez-eux sont les seules informations publiées par les autorités chinoises. Des étudiants en médecine indiens qui étudiaient à l’université Shihezi avant de fuir la région ont signalé de nombreux cas de coronavirus et quelques décès, selon un article publié dans Anandabazar”, rapporte la chercheuse et activiste.

Le service ouïghour de Radio Free Asia –une société de radiodiffusion internationale à but non lucratif financée par le gouvernement américain– a récemment rapporté qu’un étudiant ouïghour, Miradil Nurahmat, avait été mis en quarantaine à Atush dans le district 6, site d’un camp d’endoctrination. Plus tôt, RFA a rapporté que les autorités avaient mis en quarantaine près de 100 résident·es de Wuhan à l’hôtel Yashin à Atush, et probablement dans d’autres hôtels locaux. Selon les rapports de RFA, pas moins de 13.000 habitant·es de Wuhan se sont rendu·es dans la région ouïghoure avant l’arrêt complet des transports. Un responsable local a également déclaré à RFA que la propagation du coronavirus dans la région ouïghoure était un «secret d’État“.

D’ancien·nes détenu·es ouïghour·es ont signalé que les camps étaient surpeuplés et insalubres. Si le virus s’y installe, il pourrait se propager vélocement d’une personne à l’autre. “Le coronavirus ajoute encore une autre dimension à la crise que l’on connaît déjà, déclare Munawwar Abdulla. Cellules surpeuplées et sales, malnutrition, abus physiques, psychologiques et sexuels, prélèvement de plasma et d’organes, travail forcé et autres violations des droits de l’Homme… Nous n’avons pas besoin d’être des virologues pour savoir que Covid-19 se propagerait très rapidement dans ce type d’environnement et que le taux de mortalité serait élevé étant donné le système immunitaire des victimes. La situation est urgente.” Munawwar Abdulla se reprend: “Enfin, encore plus urgente que ce qu’elle n’était déjà.”

Exhorter les organisations de santé mondiales

Des campagnes sur les réseaux sociaux ont été lancées, sous des hashtags tels que #VirusThreatInThecamps et #WHO2Urumqi, pour exhorter l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à envoyer une délégation au Xinjiang.

Une pétition publiée sur change.org et déjà signée par plus de 10.652 personnes appelle à la fermeture des camps afin de réduire la menace posée par la propagation du virus et demande une action rapide de la part des organisations de santé mondiales. “L’Organisation mondiale de la santé et d’autres ONG et gouvernements doivent envoyer une équipe sur place pour évaluer la propagation du coronavirus, le risque d’épidémies massives et faire l’état de possibles décès. Ils doivent faire pression sur le gouvernement chinois pour faire respecter les droits de leurs citoyens, car les citoyens sont empêchés de le faire eux-mêmes”, ajoute Munawwar Abdulla, à l’origine de la pétition.

Mamat s’inquiète aussi du manque de vivres. “Les Ouïghours [qui ne sont pas internés dans les camps de rééducation politique, ndlr] ne sont pas autorisés à sortir de chez eux. La plupart n’ont ni réfrigérateur, ni approvisionnements supplémentaires. On a entendu dire que le gouvernement continuera de les garder séquestrés jusqu’au 5 mars. Par conséquent, la faim et la famine pourraient avoir un impact encore pire que le virus en lui-même. Des centaines de Ouïghours pourraient mourir sans même qu’on s’en aperçoive car ils n’ont aucun moyens de communication.”

Dolkun Isa, président du Congrès mondial des Ouïghours, a déclaré: “La Chine devrait faire tout ce qui est en son pouvoir pour empêcher la propagation du virus de Wuhan dans les camps, car les conséquences seront catastrophiques, entraînant peut-être la mort de dizaines de milliers de Ouïghours détenus arbitrairement au cours des trois dernières années.”

Les China Cables, collectés par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) ainsi que les Xinjiang Papers, documents internes chinois transmis au New York Times, publiés en novembre 2019, ont révélé la politique d’internement des Ouïghour·es, et notamment les consignes face à au risque d’épidémie. “Concentrez-vous sur la prévention de la grippe, de la typhoïde, des hémorroïdes, de la tuberculose et d’autres maladies épidémiques, améliorez le système d’inspection sanitaire, améliorez les paramètres du cabinet médical, assurez le personnel médical et l’équipement pharmaceutique et établissez un mécanisme majeur de traitement de référence des maladies. Saisissez l’hygiène personnelle des élèves et placez les élèves toxicomanes et les élèves atteints de maladies infectieuses telles que le sida dans des quartiers d’habitation, des formations et des cours isolés. Améliorez le système régulier de prévention et de désinfection des épidémies”, peut-on lire.

Tout cela donne l’impression que le maintien de la santé est une priorité dans les camps. Mais les témoignages d’ancien·nes détenu·es et les fuites de documents confirment le caractère carcéral des camps d’internement.

Des autorités qui manquent de ressources

Les personnes internées se réveillent avant l’aube, chantent l’hymne chinois et célèbrent le lever du drapeau chinois à 7h30 chaque matin. Elles ont ensuite cours en blocs de deux heures et demie minimum, apprenant des chants communistes et étudiant l’histoire et la langue chinoises. Le midi, elles mangent de la soupe de légumes et du pain. Les douches sont rares et surveillées: se laver les mains ou les pieds est considéré comme une ablution musulmane, et donc très contrôlé. Des fonctionnaires leur font des discours sur les dangers de l’intégrisme religieux et de l’indépendantisme, puis leur font passer des tests sur les dangers de l’islam: en cas de réponse fausse, elles reçoivent un châtiment corporel.

“Je ne pense pas que les autorités chinoises fassent de leur mieux pour empêcher la propagation du coronavirus dans les camps, lâche Munawwar Abdulla. Compte tenu de la pénurie de personnel médical et de fournitures à Wuhan et dans d’autres régions de Chine, le gouvernement chinois n’a probablement pas les ressources nécessaires pour contenir la propagation du virus dans la région ouïghoure tout en continuant à exploiter les centaines de camps de détention. Nous ne pouvons rien dire avec certitude, c’est pourquoi nous réclamons une aide internationale. Le virus a-t-il frappé les camps? La Chine fait-elle tout ce qu’elle peut pour protéger tous ses citoyens?” La chercheuse et militante se dit “très pessimiste quant à la manière dont les autorités chinoises réagiront à une épidémie de coronavirus dans un camp”.

Interrogé par l’AFP sur les mesures de prévention éventuelles prises dans ces centres, le gouvernement du Xinjiang n’a pas répondu.

Patrick Poon, chercheur d’Amnesty International, s’inquiète: “Bien que nous ne puissions faire aucune recherche indépendante sur la question pour des raisons évidentes, il est légitime de craindre que l’épidémie de coronavirus frappe la région du Xinjiang, en particulier les camps. D’après les témoignages de nombreux Ouïghours, y compris les ex-détenus et les communautés diasporiques avec lesquelles nous avons parlé, les camps sont surpeuplés et le traitement des personnes détenues dans les camps est terrible. En raison du manque d’accès à la région et de la grave censure officielle en Chine, il est inquiétant d’imaginer comment l’épidémie frappe les personnes détenues dans les camps d’internement.”

Le bilan de l’épidémie du Covid-19 a atteint 2.000 morts en Chine mercredi et plus de 72.000 personnes infectées. “La négligence délibérée des effets du virus sur un groupe opprimé ne fera qu’exacerber les dégâts d’un génocide en cours”, conclut Munawwar Abdulla.

Le prénom a été changé.